Quelques textes, en vrac… EN CONSTRUCTION
Imparfaits, parfois datés, ces textes sont des instantanés de vie ou de rêve.
Tous sont © Julie Turconi (Tous droits réservés, reproduction interdite sans autorisation de l’auteur)

  • Catharsis – poésie (lu lors du tournage du film Triptyque de Robert Lepage et Pedro Pires en avril 2010 et publié dans Chemins de Traverse, France, 2008)
  • Emergence – poésie (dans la langue de Shakespeare)
  • Boucle – récit de rêve
  • Ab irato – nouvelle
  • Sur un banc – nouvelle (un des premiers textes que j’ai écrit à Montréal)
  • Ombrage – nouvelle (publiée dans Brèves Littéraires # 74 – automne 2006)

 


Catharsis

catharsis_texte

© Julie Turconi
Montréal, le 8 août 2008


Emergence

Trying to save ’em all
Before the clouds become too tight
And heavy and thick
Till there’s nothing more than stars in my eyes
And the whole universe in my heart.

Dawn of the world in my hands
Sunrise in my soul
All of it contained
They whispered the world to me
As if it was meant to be.

I’m no stranger to chaos
But from my emptiness came light
And hope and misery and life
I traveled through it all,
Full of what should be.

No wonders in the realm of gods
No miracles in the flames of heaven
And the iciness of your soul
Bring only what your hands can’t grasp
No matter what you thought could be.

Humanity is your gift,
And no one can take it from you.
Dream, breathe and cry,
You’re my always, ever and never,
Everything that is.

© Julie Turconi
Montréal, le 14 janvier 2013



Boucle

Images fugaces et dérangeantes d’un rêve qui se délite…
Cauchemar de X5 peut-être (voir « Dark Angel ») ou métaphore de notre humanité.

L’homme marche, droit devant lui, à pas tellement pressés qu’il en court presque. Sa silhouette floue, tâche grise dans la brume, progresse inlassablement. Il marche sans un regard en arrière, tendu vers son but, les bras crispés sur les côtés de son corps, les jambes raides. Il semble fuir, mais avec prudence, en économisant ses forces, son souffle. Il ne veut à aucun prix être rattrapé, ni se retrouver aux prises avec ce qu’il fuit. Cette ombre, cette chose sans nom qui n’abandonnera jamais, il le sait bien. La menace pèse sur ses épaules, palpable, lourde et étouffante. Il ne doit pas s’arrêter, pas même – surtout pas ! – pour jeter un œil par-dessus son épaule. Il transpire, il halète, mais il tient bon.

Soudain, devant lui apparaît une autre forme, elle aussi en mouvement. Dans la même direction que lui. La silhouette se précise peu à peu, car l’homme gagne du terrain. Il a peur. Et celui qui le précède, quel qu’il soit, a peur aussi, il le sent. Il se met à courir, il doit rattraper cet individu. Il accélère, chasse la sueur qui coule sur son visage, pique ses yeux écarquillés, le glace au plus profond de son cœur. Quand, enfin, il réduit suffisamment l’écart qui les sépare, il s’aperçoit que c’est un enfant qui fuit devant lui. Un enfant terrifié, qui trébuche, manque tomber en le découvrant si près.
« Ne t’inquiète pas, gamin, je ne te suis pas. Je rentre chez moi. » Il force sa voix à rester calme, apaisante, assurée. Il ne veut surtout pas faire peur à un enfant. Mais il n’a pas le temps de lui demander ce qu’il fait là, tout seul, paniqué. Pas le temps de s’occuper de quoi que ce soit, si ce n’est de ce vers quoi il avance. De ce qu’il fuit.

L’enfant dépassé, abandonné, il ralentit, reprend son rythme, entre marche et course. Il ne doit pas se fatiguer, il ne sait pas combien de temps tout cela va durer.
C’est alors qu’il remarque que le paysage, autour de lui, a changé. La brume s’est écartée d’eux, de lui, et il avance maintenant le long d’un couloir sombre, au sol de terre battu. Ce couloir, il le connaît, c’est celui qu’il ne peut quitter, celui sur lequel il retombe, encore et encore. De nouveau, il se jette en avant. Il court, affolé, à court d’air et d’espoir. Le couloir défile autour de lui, sans fin. Un couloir éclairé en contre-haut par des ouvertures qu’il n’ose qualifier de fenêtres. Des trous par où la lumière bataille pour percer dans ce monde de ténèbres. Son monde, depuis toujours. Des barreaux empêchent toute fuite vers le haut, vers le dehors, vers la lumière. Il n’essaye même pas de sauter, de s’agripper, il sait que ça ne sert à rien. Il est revenu en prison.

Derrière lui, il entend – il sent – les pas se rapprocher de plus en plus. La chose comble son retard, inexorablement. Pour la première fois, il cède à sa peur et se retourne. Un bref instant, si bref que le temps s’est arrêté. Mais il ne voit rien, que le noir et la poussière que chacun de ses pas soulève sur ce sol inégal. Quand il se retourne, tout a changé. Sa perception est modifiée. Plus étroite. Et c’est un enfant qui se remet en marche. Un enfant aussi terrifié que celui qu’il a croisé plus tôt. Un enfant aux vêtements sales, aux cheveux en bataille, au visage couvert de terre. Un enfant au regard de fou. Sur sa gauche, les cellules, enfin. Il les dépasse, l’une après l’autre, toutes désespérément fermées, verrouillées. Là, une ouverture, un trou béant à la place d’une porte. Instinctivement, il bifurque et s’engouffre dans le gouffre, dans cette cellule aussi noire que l’enfer, qui l’appelle. La sienne ? Il se jette vers le fond, contre le mur. Il grimpe en s’écorchant les doigts. Là-haut, il sait qu’il pourra sortir, maintenant qu’il n’est plus un adulte.

Il se glisse entre les barreaux de bois, rampe, aspire la lumière. Il manque de s’étrangler, s’écroule, tousse. Pas maintenant, il ne doit pas rester là, la chose est toujours après lui, il faut se relever, se remettre à courir, à fuir. Une main autour de la gorge, comme pour s’aider à respirer, il prend appui sur l’autre, se redresse et bondit en avant. Dehors. Il y est presque, il le sent. Mais la lumière l’éblouit, le repousse, c’est un véritable mur sur lequel il butte. Il doit changer de direction, mais continuer à avancer à tout prix. Quitte à revenir sur ses pas. Il n’a pas le choix, il est perdu et la seule issue est de retourner d’où il vient. Là où sa fuite a encore un sens.
En prison.

Mais il n’est plus dans la même section, tout est différent ici. Il ne reconnaît rien, ni le béton, ni le gris, ni les murs. Il n’en peut plus, l’épuisement le gagne. Il s’appuie un instant au mur et constate, horrifié, que sa main est celle d’un vieillard, toute ridée, tachée. Son corps, lui aussi, a changé, il le sent sans avoir besoin de regarder. Il sait que l’enfant a disparu, enfui dans les brumes du dehors et de l’espoir. Ici, il n’y a rien pour lui. Il a perdu et il le sait. Pourtant, envers et contre tout, sa volonté ne faiblit pas, elle le porte en avant. Elle le maintient debout. Depuis si longtemps qu’il fuit, il ne peut pas s’arrêter maintenant. La chose va le rattraper, mais qu’importe à présent ? Il n’est plus rien ou presque.

Soudain, un tournant. De l’autre côté, un homme se dresse face à lui. Un homme qui n’est pas ce qu’il fuit, mais qui n’en reste pas moins une menace. Car le vieillard l’a reconnu : cet homme, c’est un savant, celui-là même qui conduit les expériences sur les enfants. Des souvenirs lui reviennent, en éclairs aciers et acérés. Inox, métal, murs, douleur. Il ne sait plus exactement ce qui s’est passé, il n’est plus très sûr qu’il se soit jamais passé quoi que ce soit et qu’il n’est pas simplement en train de devenir fou, mais il est terrassé par la force de ce retour vers ce qu’il a – peut-être – été autrefois. Il y a si longtemps. Est-ce cela qu’il fuit ? Cette chose sans nom, est-ce lui ou une partie de lui ? Et pourquoi retrouver le savant ici, aujourd’hui ? Le vieillard, perdu, bloqué dans son pitoyable élan, courbe l’échine. Le savant, immobile, contemple un long moment ce vieil homme fini, à moitié fou, tremblant et décharné. Puis il soupire : « Quelle importance ? Tu n’es qu’un prototype, complètement obsolète. Tu ne sers plus à rien. Tu n’es plus rien. On fait bien mieux aujourd’hui. »
Le savant prend le vieillard par le bras et l’entraîne doucement avec lui. Le vieillard suit, sans même relever la tête, le poids de son destin affaissant ses frêles épaules. Il n’a pas vu la lueur fugitive dans les yeux durs et sombres du savant, reflet d’un sentiment inhabituel en ces lieux, un sentiment qui n’y a pas sa place. Une lumière bannie, indésirable. Pourtant, elle éclaire faiblement alentours. C’est une sorte de halo, une irradiation qui semble provenir de l’intérieur même des murs qui les enferment. Mais le vieillard, perdu en lui-même, ne la voit pas, ses yeux aveugles à tout ce qui l’entoure.

Le savant ralentit à peine devant les gardes, il se contente de leur adresser quelques mots, péremptoires. Après tout, il est aussi payé pour entretenir les apparences et il faut bien justifier leur présence, ici, à cet instant. Ne serait-ce qu’à ses propres yeux. Il dit que le vieux fou est le grand-père d’un des gamins et qu’il n’a rien à faire ici. Plus maintenant. Jamais. Les gardes s’écartent, indifférents. Leurs ordres sont de stopper les enfants. Juste les enfants. Le reste ne les concerne pas.
Sans un mot à son égard, le savant pousse le vieillard dans la lumière et le regarde s’éloigner, l’air égaré. Cet homme est condamné, il le sait. Pour lui, il n’existe aucun autre choix que celui de continuer à fuir au-delà de toute peur, au-delà de cette chose sans nom qui pourrait bien être lui-même. Une fuite éperdue, aussi vitale que sa propre respiration.
Une fuite, oui … mais vers quoi ? Il n’y a rien, nulle part, pour ceux de son espèce.

© Julie Turconi,
Montréal, le 20 décembre 2008


Ab irato

[Ab irato : « par (un mouvement de) colère » en latin]

Assise derrière sa fenêtre, immobile, elle regarde dehors. Les yeux vides, comme deux étendues d’eau sombre et marécageuse, zébrées d’éclats verdâtres. Ses paupières clignent à intervalles réguliers, seul signe de vie dans ce visage inexpressif. Quelque passant dans la rue qui lèverait le regard vers sa fenêtre ne distinguerait probablement qu’une silhouette aux contours incertains, une poupée de cire grandeur nature, très pâle, comme éthérée.
Le jour tombe, la lumière a cette consistance particulière qui fluidifie toutes choses, les rend floues, indistinctes. Tout est encore possible, et pourtant tout est déjà mort.

L’appartement semble vide, comme si aucune présence n’habitait ces lieux. Une pièce unique, faisant office de salon, chambre à coucher, salle à manger. Une petite cuisine où la poussière recouvre tout, même les assiettes qui trempent dans l’évier. L’eau grisâtre se pare d’une fine pellicule triste, qui noie la crasse, la rend presque invisible. Une minuscule salle de bain, aux murs d’un beige passé, douteux. Pas d’objets personnels, de souvenirs, de photos. Aucun visage souriant pour égayer cette solitude désespérante.
La chaleur écrase le décor, fait vibrer l’air pourtant immobile.

Elle est à sa fenêtre et regarde dehors. Elle ne voit rien. Rien que l’habituelle cour de béton fissuré et son grillage troué, aussi inutiles l’un que l’autre, qui bordent l’immeuble en une vaine tentative pour l’isoler de la route, tout là-bas, en contre-haut. Ou peut-être, au contraire, pour isoler la voie de circulation de la cité, bâtie bien après que l’itinéraire routier ait été décidé, tracé, construit ?
Le bruit est incessant, elle le perçoit même la fenêtre fermée : les moteurs vrombissent, les pots d’échappement crachent leur fumée mortelle, les jurons claquent dans l’air sec de cette fin d’été. Embouteillage, retour de vacances. À tout le moins pour ceux qui auront eu la chance de partir, de quitter la banlieue grise pour fuir vers un ailleurs plein d’espoir. Pour quelques jours, ou quelques semaines. Elle sait en son for intérieur que cet ailleurs ne vaut pas mieux qu’ici, maintenant. L’air y est le même, vicié et chaud. Les gens s’entassent entre leurs quatre murs chèrement payés ou sur le sable maculé et souillé d’une plage morose, sur laquelle viennent s’écraser des vagues trop paresseuses ou trop déprimées pour monter bien haut. La vie, sans pitié, lui a appris que quand on n’a pas d’argent, il vaut mieux rester chez soi. Tous ces vacanciers reviendront fatigués et insatisfaits ; pourtant, ils afficheront un enthousiasme mensonger pour cette liberté illusoire et éphémère. Ils montreront des photos qui se ressemblent toutes à qui veut bien les voir. Parents, famille, amis. Elle n’a rien de tout cela.

Plus personne ne vient la voir. Depuis longtemps. On l’a oubliée, tassée dans son coin. Dans le dénuement et la maladie. Elle s’en fiche, rien de tout cela n’a d’importance car personne ne comptait vraiment. Personne ne compte plus. Tous ces gens bien intentionnés, trop pressés de se débarrasser d’elle, qui se disaient de sa « famille » et qui voulaient l’envoyer dans un centre quelconque. Un mouroir. Elle s’est défendue, avec rage, et elle a encore toute sa tête. Ça, au moins, ils n’ont pas pu le lui enlever. Bien sûr, les services sociaux viennent régulièrement la voir pour essayer de la convaincre qu’elle serait mieux ailleurs, mais à eux aussi elle sait tenir tête. Qu’ils se contentent de lui verser sa pension, après tout elle a travaillé pour ça, il est temps que la société lui redonne un peu de ce qu’elle lui a pris. Toutes ces années… Elle s’est toujours débrouillée, ce n’est pas aujourd’hui que les choses vont changer. Personne ne prendra son destin en main. Si elle doit mourir – et elle sait qu’elle va bientôt mourir – ce sera chez elle. Dans cet appartement qu’elle a toujours connu, cette cité où plus personne ne viendrait vivre de son plein gré. Ceux qui atterrissent ici n’ont pas le choix. On ne sait où les mettre.

*********

Elle regarde dehors, où les lumières s’allument, les unes après les autres. Aux fenêtres, sur les lampadaires qui n’ont pas été brisés par les gangs de rue. Il fait toujours aussi chaud, l’air est moite. Quelques jeunes passent en s’invectivant, dans la cour désertée. Les mères de famille ont rentré leurs enfants depuis longtemps et se sont cadenassées chez elle. Beaucoup n’ont pas d’homme pour les protéger, d’autres aimeraient mieux ne pas en avoir. Les coups, les cris, les bleus, c’est le quotidien de la cité. Comme si la grisaille descendait sur les cœurs, recouvrait l’âme même des habitants de ces blocs tristes, aux murs recouverts de graffitis, aux portes enfoncées, aux vitres sales ou brisées.

Elle sait tout cela, elle a vu sa cité partir en morceaux, brûler dans les flammes de l’enfer moderne. Mais elle n’a rien dit, rien fait. Que pouvait-elle dire ou faire, de toute façon ? Une vieille dame ne compte pas, ne compte plus. Les jeunes ne l’embêtent pas parce qu’elle leur fait peur, avec ses silences lourds, sa fragilité spectrale, ses yeux vides. Surtout ses yeux. Trop sombres, trop perdus. Leur éclat a disparu à jamais. Comme si le néant l’avait emporté, effacé. Elle le sait bien, et parfois s’en félicite, car la peur qu’elle instille est sa seule protection. Sa seule arme.
Parfois, elle pleure et voudrait en finir.

*********

Elle est à sa fenêtre et regarde dehors. Cette nuit, la lune daigne se montrer dans le ciel habituellement bouché par la pollution. Les étoiles sont fades, presque invisibles. L’air ne s’allège pas, la chaleur pèse sur le bitume. Elle entend des cris, de l’agitation. Des bruits de destruction, des coups sourds, des éclats tranchants qui strient l’air. Énervement de jeunes qui n’ont rien à faire qu’à crier leur haine et leur rage à la face du monde. La pauvreté, le rejet et l’attitude de la « bonne société » à leur égard leur fait perdre tout contrôle. Ils n’ont plus rien à perdre. N’ont jamais rien eu à perdre, excepté leurs âmes. Ces jeunes se sentent victimes du monde, piétinés, foulés aux pieds, ignorés. Elle n’est pas de ce temps, de cette époque ; elle se sent dépassée, ne comprend pas leurs réactions, leur révolte. Elle trouve leurs actions vaines, illogiques. Pourquoi ne pas choisir les armes même de la société, celles par qui les écarts se creusent ? La culture, la connaissance. La manipulation des esprits. Seuls les forts s’en sortiront, les autres sont appelés à s’écraser, ramper, se cacher. Il en a toujours été ainsi. Plus les temps changent, moins les choses changent. Et cet été qui n’en finit pas n’arrange rien ; la chaleur dilue les consciences, abolit tous les principes, englue les cerveaux. Les cœurs sont en ébullition, la cité est sur le point d’exploser. Une véritable bombe. Elle le sent.

Dans un éclair de nostalgie désespérante, elle repense à sa jeunesse. Qui a fui sans prévenir, un jour lointain. Elle se sent vieille depuis si longtemps. Fermée à la vie, aux rires et à la société. Vieille et seule. Son unique compagnie, ce sont les enfants qui passent devant sa fenêtre et jouent dans la cour. Ces enfants de toutes les origines, de toutes les couleurs. Qui ne la voient jamais, ni ne lui sourient. Mais elle les voit, les regarde. Et pense à tout ce qu’elle aurait pu vivre, si l’accident n’était pas arrivé. Un autre été, lointain. Moins chaud.
Regrets délavés par le temps, presque disparus aujourd’hui. L’heure se rapproche.

*********

Dehors, la lune éclaire la cour, vaste étendue rongée par le temps. Le temps qui fissure et fait craquer le béton, laissant à la nature une faible espérance de victoire. Mais seules les mauvaises graines arrivent à survivre ici, dans cet environnement irrémédiablement abîmé, où même les voitures ne sont guère plus que des carcasses de tôles en devenir. Les quelques arbres plantés par la ville, des années auparavant, n’ont pas réussi à croître, à se développer. Ils végètent, rachitiques, passifs. Comme si le désespoir leur minait le cœur, à eux aussi.
Tout est altéré dans la cité, sans espoir de rémission.

Perdue dans ses pensées, ses souvenirs, ses regrets peut-être, elle regarde dehors. Toujours immobile, figée comme l’air, comme le temps. En suspens. Puis sa main se met à trembler, sans raison apparente ; un frémissement irrépressible. Elle sent la chair de poule hérisser les poils de ses bras, tendre sa peau ridée, fripée. Elle a peur. Quelque chose est dans l’air, dehors. Un bruissement presque palpable, comme si l’air lui-même se texturait, se densifiait. Au-delà des cris, des altercations habituelles. Ce soir, tout est trop… exagéré, altéré. La cité et sa violence puissance dix.
Un sursaut de crainte, incontrôlable, et elle voudrait appeler. Appeler à l’aide. Mais qui ? Les représentants de la loi ? Ça fait bien longtemps qu’ils ont cessé de se préoccuper d’eux, de leur monde. Que les délinquants s’entretuent, tant qu’ils restent dans les limites de la cité. Quelle importance ? Pour la société du dehors, celle qui vit dans de belles maisons protégées, entourées de verdure et de gardes armés, c’est mieux ainsi. Laissons la vermine croupir et mourir dans son marécage.
Elle tremble de plus belle.

Sous l’effet de la peur, son regard s’est allumé, un certain éclat est revenu au fond de ses prunelles élargies. Son intuition ne l’a jamais trompée. Il se prépare quelque chose. De bien trop grand, bien trop fort pour elle, pour eux tous. Puis ses yeux se voilent de nouveau, deux étendues liquides et vides. Tout est fini. Pour elle comme pour les autres. Dans le fond, c’est mieux ainsi. Elle est prête, tout effroi l’a quittée.

*********

Une explosion. Suivie par une autre, puis une autre. La révolte gronde, enfle, si rapidement et si violemment qu’elle n’est bientôt plus qu’une seule voix. Haineuse. Désespérée. Les déflagrations s’enchaînent. À l’infini. Le ciel crépite de lumière, de flammes, de feu. Les murs s’embrasent, les voitures se transforment en torches, en armes mortelles. Les pleurs et les cris envahissent l’air saturé de chaleur, d’électricité. C’est comme si l’été lui-même explosait d’un seul coup.
Les éclats de verre brisé luisent sous la lune, sur le bitume. La guerre est déclarée.
Le temps de l’horreur peut commencer.

*********

Quand ils ont défoncé sa porte en hurlant, elle n’a pas bougé. Pas même un battement de paupière. Elle semblait déjà morte. De l’intérieur. Ils se sont arrêtés sur le seuil, d’un coup, figé par le spectacle de la vieille femme en fauteuil roulant, immobile près de sa fenêtre sale, miraculeusement épargnée par les projectiles. La lumière dansait sur les murs, des éclairs blancs zébraient la peau parcheminée de la vieille femme, faisaient luire bizarrement ses yeux perdus. L’effarement les a gagnés, tous. Puis la peur a dédoublé la rage, la haine a repris le dessus, trop longtemps retenue, et ils ont déferlé dans l’appartement. Résolus à ne rien laisser derrière eux.
Un coup de feu a éclaté, la balle lui a traversé le crâne, emportant la moitié de la cervelle avec elle. Trace brunâtre et gluante sur le mur. La vieille souriait.

*********

Cette nuit-là, tout a brûlé dans la cité. Dans ce déchaînement de colère brute, animale, tout a été effacé. L’armée a entouré la cité, bloqué toutes ses issues, abattu à vue tous ceux qui essayaient de s’en échapper. Sans distinction, sans sommation. Victimes et bourreaux. Innocents et assassins.

Pendant des mois, l’air a suinté de chaleur, de bruit et de fureur. La fumée a fini par se tarir, mais les cendres et la poussière de la mort ont continué à monter des décombres longtemps après cette funeste nuit. Les morts, eux, pourrissaient dans l’oubli. Personne ne les a réclamés. Personne n’a pleuré la vieille femme.

*********

Plus tard, beaucoup plus tard.
À l’entrée de ce qui a autrefois constitué la cité, près des restes des immeubles dévastés, un panneau résiste à l’usure du temps ; il tient encore à moitié debout, tordu mais bien visible dans ce paysage désolé où rien n’a jamais repoussé. De la route qui contourne toujours ce site maudit, on n’aperçoit guère que sa silhouette mince et harassée. Il faut être bien téméraire pour descendre et s’approcher, afin de mieux voir.
C’est un vieux panneau d’antan, abîmé, noirci, presque illisible. Sous les tags et les traces de brûlure, on distingue encore ces mots : « Cité des Aulnes verts ».

Vert comme l’espoir.

© Julie Turconi
Montréal, le 27 décembre 2006


 

Sur un banc

Le vieil homme était assis, courbé, voûté, sur un banc décrépi du jardin public situé en bas de chez moi, en plein cœur de la ville. Une ville comme toutes les autres, grande, grise et polluée, mais qui recelait des merveilles pour ceux qui savaient encore regarder. Comme ce petit jardin aux grilles joliment ouvragées malgré les ravages du temps, au centre d’une vieille place pavée, quelque part dans le quartier de M…, perdu entre boulevards et lignes de métro.

J’aimais bien me promener dans ce parc, par tous les temps, en toutes saisons. Cet endroit avait pour moi un charme spécial, le charme suranné des lieux presque abandonnés. Oublié des hommes et de la modernisation. Bien sûr, les grilles étaient avachies, la peinture écaillée, la végétation redevenue sauvage et folle. Le vieux manège de chevaux de bois, autrefois dorés, ne tournait plus depuis longtemps. Mais j’aimais à imaginer que je pouvais remonter le temps, et me replonger dans l’atmosphère que ce jardin avait pu avoir à sa belle époque.

Un jour j’ai croisé ce vieil homme. Un « sans domicile fixe », un itinérant de plus, devaient penser les gens qui passaient par ici et qui l’apercevaient, loqueteux et sale, sur son banc. Car je découvris très vite qu’il s’asseyait toujours au même endroit, sur le même banc. Face au manège endormi. Les yeux dans le vague, il semblait rêver. Un sourire flottait parfois sur ses lèvres, une mélodie montait doucement dans les airs. Un air entraînant, que je ne connaissais pas.

Intriguée, fascinée, je me suis approchée. Je me souviens qu’il faisait gris ce jour-là, humide et froid. Je lui ai offert une tasse de café, achetée sans arrière-pensée consciente quelques minutes auparavant en passant au bar du coin de la rue, qu’il a acceptée d’un signe de tête, sans dire un mot. Son regard suffit à me remercier. Je me suis assise en silence à ses côtés et j’ai sorti un paquet de gâteaux secs de ma poche. Il paraissait un peu étonné de ma présence, mais sans en être gêné. Ce jour-là je n’ai rien dit. Nous n’avons pas échangé la moindre parole.

Je suis revenue le lendemain, puis le surlendemain, et ainsi de suite. Petit à petit, nous sommes devenus amis. Comme ces très vieux amis qui n’ont plus besoin de se parler, qui se comprennent d’un simple regard. Quelques jours avant Noël, comme le temps se mettait au froid, je lui ai offert une écharpe, bien chaude. Alors il m’a dit merci. C’était la première fois que j’entendais sa voix autrement qu’en fredonnant. Elle était chaude et grave, un peu cassée, comme rouillée, mais je la devinais puissante. Je l’ai invité à dîner, chez moi pour le réveillon. Il a doucement secoué la tête, un petit sourire au coin des lèvres. Il m’a expliqué que sa vie était là, dehors, et qu’il ne voulait pour rien au monde être ailleurs. Je suis repartie sans insister.

Le soir du réveillon, seule et déprimée, je l’ai rejoint sur son banc, dans ce parc hors du temps. Nous avons partagé les petites douceurs que j’avais amenées, puis nous avons contemplé les étoiles qui scintillaient tout là haut dans le ciel nocturne. Aucun nuage n’assombrissait la voûte. Le froid était mordant. Mais les étoiles semblaient briller plus fort pour nous, comme des guirlandes lumineuses qui traçaient de grands dessins étranges venus d’un autre monde. La Grande Ourse, le Sagittaire, Vénus… et tant d’autres, que notre imagination créait au fur et à mesure.

Tout d’un coup il s’est mis à parler. A me raconter sa vie. Je l’ai écouté sans bouger, de peur de rompre le charme. Et j’ai oublié le vent qui me glaçait les os.
Autrefois, il y a très longtemps, m’a-t-il dit, il était un gamin d’itinérant, un forain. Un Rom comme disaient les autres enfants. Sa famille avait toujours été nomade, parcourant le monde au gré de sa fantaisie, donnant des spectacles ici et là. Jongleries, acrobaties, clowneries… une sorte de cirque amateur, plein de poésie, qui faisait la joie des tous les enfants de tous les pays. Qui amenait l’imaginaire et le merveilleux dans le cœur des gens. Sur les marchés et les foires, dans les festivals et les fêtes locales, de villes en villes et de villages en villages, partout où leur art était le bienvenu.

Lui aimait surtout raconter des histoires, qu’il glanait à droite à gauche, au gré des divagations de son esprit. Ou encore des contes venus de son pays d’origine, très loin là-bas vers l’Est, par-delà les mers et les montagnes. Un pays qu’il n’avait jamais vu mais que sa grand-mère lui racontait le soir avant qu’il ne s’endorme. Des récits d’aventures, fantastiques et poétiques, remplis de créatures étranges, de magie, de braves chevaliers. Il avait le don d’envoûter son auditoire, de le faire rentrer dans ses histoires, de le faire vibrer…
En grandissant il développa son art, ce cadeau merveilleux dont les fées ou quelque lutin magique au nom étrange et inconnu lui avaient fait présent à sa naissance. Il devint une attraction à lui tout seul, tenant le devant de la scène tous les soirs.
Un grand feu de camp, un brasero, dans un champ, un terrain vague ou simplement au milieu d’une rue, quelques bancs de bois grossièrement taillés placés en demi-cercle, et le décor était planté. Les flammes créaient une atmosphère propice aux récits, elles faisaient danser la lumière sur son visage rude qui s’animait, se déformait, se tordait sous l’emprise de ses personnages. Il était devenu conteur, et n’aurait pu imaginer être autre chose.

Sa vie s’écoula ainsi. Les recettes étaient plus ou moins bonnes, la nourriture pas toujours en abondance, mais il était heureux. Les saisons se succédaient, aux froides nuits d’hiver se substituaient celles, plus douces, du printemps, dont les chauds soirs d’été prenaient à leur tour la place. Mais les temps changeaient. Insensiblement, inexorablement. Partout le modernisme gagnait du terrain, la vie des gens devenait plus facile, plus pratique. Ceux-ci perdaient petit à petit le besoin et le goût du merveilleux, de l’imaginaire. Sans même s’en apercevoir. Car tout était désormais concret, expliqué, démontré. On était entré dans une ère scientifique et pragmatique. Personne n’avait plus le temps de s’attarder sur des choses futiles comme le rêve. Le progrès gagnait du terrain. Les cœurs se fermaient à la poésie. La vie devenait organisée, programmée, et l’art sous toutes ses formes était maintenant enfermé dans des salles prévues à cet usage. Comme emprisonné…

Lui voyait tout cela et la tristesse remplissait son âme. Il essaya de perpétuer la tradition orale, se produisant dans des fêtes foraines et des bars. Mais les gens riaient de ses histoires irréelles. Même les enfants perdaient le goût d’entendre des contes. Ils préféraient regarder la télévision, cette boîte à images qui laissait si peu cours à l’imagination, à l’invention. La fantaisie ne s’exprimait plus dans ce monde aseptisé, moderne et froid.
C’est ainsi qu’il avait fini par abandonner. Il s’était laissé aller au désespoir de voir son univers partir à vau-l’eau. Il n’avait plus l’âge de se battre. Seul, le poids était trop lourd. Il avait choisi de vivre dans ses souvenirs. Ce parc, notre parc, était le dernier endroit où il s’était produit. A l’époque le manège tournait encore, les enfants jouaient dans le sable ou sur les allées, et il était un artiste de la rue. Un Rom.

Il s’est tu. Le silence s’est installé. Je ne savais plus quoi dire, quoi faire. Une chape de tristesse m’était tombée sur les épaules. Je sentais trembler les larmes au fond de mes yeux, déformant ma vision, comme un voile vaporeux descendu sur le monde. Il a senti mon trouble. Il m’a dit qu’il ne voulait pas que je sois triste. Pas la nuit de Noël. Nuit de l’espoir entre toutes. Son époque était certes révolue, ajouta-t-il, mais il restait persuadé au plus profond de son âme que les Hommes finiraient par se rendre compte qu’ils ne pouvaient se passer de gens tels que lui. L’art populaire ne se perdrait jamais complètement, car l’imaginaire et le merveilleux étaient nécessaires à la vie même. L’essence de l’existence.

Je l’ai crû. Pourquoi serais-je venue ainsi vers lui, si je n’avais pas moi-même ressenti le besoin de quelque chose que j’étais incapable de nommer ? Une forme de tendresse, de la poésie, pour remplir le vide de ma vie si parfaite.

Le vieil homme était assis, courbé, voûté, sur un banc décrépi du jardin public situé en bas de chez moi, en plein cœur de la ville. Une ville comme toutes les autres, grande, grise et polluée, mais qui recelait des merveilles pour ceux qui savent encore regarder.
Il m’avait appris à ouvrir les yeux.
Quand je l’ai trouvé, ce matin-là, il était déjà tout froid, raidi par la mort. Son sourire semblait m’être adressé, mais son regard était perdu loin au-delà des réalités de notre monde. Parti quelque part au royaume des anges…
Je me suis occupée d’appeler la police et de régler toutes les formalités. Ne sachant pas ce qu’il aurait voulu, je l’ai fait incinérer puis j’ai laissé le vent emmener ses cendres sur ses ailes, à travers ce monde qu’il avait tant parcouru et tant aimé.

Des semaines plus tard, son souvenir continuait à me poursuivre, à me porter. Je le revoyais sur son banc, ce banc où je n’arrivais plus à m’asseoir. Son image était gravée dans ma mémoire. Je ne pouvais – ni ne voulais – oublier son sourire rare mais si chaleureux, ses grands yeux noirs qui s’étaient remplis de petites lumières dansantes lorsqu’il m’avait raconté sa vie, sa joie de transmettre le bonheur aux autres. Et sa voix, avec cet accent indéterminé venu d’un ailleurs lointain.
Une idée folle avait germé dans mon esprit, juste après sa disparition. Une idée qu’il m’avait inspirée et que, pour lui, j’avais envie de réaliser. Il m’avait appris à voir le monde différemment, et je ne pouvais plus fermer les yeux. La banalité de ma vie avait volé en éclats grâce à lui. Je voulais tant le remercier !

Alors j’ai tout quitté, et je me suis lancée. Son art, l’art de surprendre les gens dans leur quotidien terne, l’art de jouer avec les mots et les émotions, l’art de donner vie au fabuleux, à l’incroyable, méritait plus que de survivre dans mon seul cœur. Je me suis mise moi aussi à raconter des histoires, à les écrire. Je me suis aperçue qu’il suffisait pour cela que je laisse s’exprimer mes émotions.
C’est ainsi que j’ai commencé, il y a maintenant des années, à fouiller les mémoires, à extraire de leurs oubliettes des contes et légendes d’un autre âge, à créer mes propres récits.
Il m’a offert la vie, le bonheur. Pour essayer de lui rendre hommage à ma manière, j’ai décidé de raconter aux enfants qui venaient encore – et qui viennent de plus en plus nombreux – jouer dans notre jardin, des histoires. Son histoire. Près de ce banc. Son banc.

Et j’ai voyagé. J’ai rencontré d’autres conteurs. Car aux quatre coins du globe existent des gens plein d’enthousiasme et d’énergie qui se battent eux aussi pour faire vivre cet art intemporel de la parole, art d’un autre temps qui redevient petit à petit populaire.
Je me suis aperçue que le vieil homme avait raison. Les gens ont besoin de merveilleux dans leur vie pour être heureux…
L’envie de partager et le regard presque naïf, mais toujours rêveur, qu’il portait sur le monde et qu’il m’avait donné en héritage ont été les plus beaux cadeaux de Noël que j’ai jamais reçus…

Je ne l’ai pas oublié.

© Julie Turconi
Montréal, le 2 décembre 2002


 

Ombrage

J’ai toujours eu du mal à me réveiller le matin. Après quelques longs étirements, je me suis levée, je suis allée à la salle de bain, puis à la cuisine. Une sensation étrange me collait à la peau. Un manque, un reproche peut-être. Une réprobation muette. J’ai fait réchauffer le café de la veille et je me suis assise à la table illuminée par le soleil du matin. C’est là que je l’ai remarquée. Elle attendait, assise sur une chaise. Une autre chaise.
Je suis restée longtemps à regarder cette forme sombre, floue mais bien présente. J’étais incapable de réfléchir. Mon cerveau semblait bloqué, ses neurones immobiles, mon sang figé. Puis j’ai formulé la seule pensée qui s’imposait à moi, à voix haute et claire, qui a résonné dans la pièce : une ombre me regarde. J’ai senti un rire monter dans ma gorge, rire qui n’a jamais atteint mes lèvres. Car la silhouette floue ne bougeait pas et semblait vraiment me regarder. J’aurais juré qu’elle avait les bras croisés, exactement comme moi quand je réclame des explications.
Puis j’ai sursauté. Et si quelqu’un était entré chez moi ? Cette ombre, il fallait bien qu’elle appartienne à un être humain, à un corps quelconque… Un frisson m’a parcourue. J’ai saisi un couteau sur la table, arme dérisoire, et j’ai regardé partout autour de moi, en alerte. Sous la table, dans le placard, par la fenêtre… rien. Ou plutôt personne.
Pendant ce temps, l’ombre restait immobile.

Je me suis laissée retomber sur ma chaise, abasourdie. Il fallait que je me rende à l’évidence : si cette ombre appartenait bien à quelqu’un, à quelqu’un qui se trouvait dans la maison, ce ne pouvait être qu’à moi…
J’ai longtemps hésité avant de plonger le regard dans le prolongement de ma propre personne. J’ai cru devenir folle quand je n’ai vu aucune zone sombre autour de moi. Le sol était lumineux, ensoleillé, sans écran opaque, sans obscurcissement. La silhouette sur la chaise a hoché la tête, comme pour confirmer ma découverte : l’ombre devant moi était bien la mienne. Mon double, mon inséparable compagne,
celle qui avait toujours été à mes côtés, quoi qu’il arrive. Que lui était-il donc arrivé ? Que nous arrivait-il donc ?
J’en venais presque à la considérer comme une entité à part entière. Mais une ombre n’est qu’un reflet, une projection. J’ai voulu tendre la main, la toucher, éprouver sa présence: mes doigts ont traversé le fantôme qu’elle était et se sont obscurcis à son « contact ». J’ai retiré ma main, vaincue, convaincue, et je lui ai demandé: pourquoi ? Elle m’a fait un signe. Un signe qui prouvait son existence propre, indépendante… impossible. J’ai fermé les yeux, si fort et si longtemps que des taches de lumière se sont mises à danser derrière mes paupières closes, à exploser dans le noir, s’éteindre, renaître. J’ai senti une douleur envahir mon crâne. J’ai soupiré intérieurement et, espérant n’avoir fait qu’un cauchemar, j’ai rouvert les yeux. Pour trouver l’étrange silhouette floue toujours assise en face de moi, sur sa chaise. Les bras croisés, j’en jurerais.

Je me suis levée. Allait-elle m’accompagner malgré tout, et me montrer qu’elle était encore un peu à moi ? Elle n’a pas bougé. Autour de moi, la lumière crue, intense. J’ai alors ressenti une véritable absence. Pourtant, je n’avais jusqu’alors prêté aucune attention à cette compagne inséparable. La seule qui ne me quitterait jamais. Je le croyais, du moins. Jusqu’à ce matin.
L’ombre s’est redressée sur sa chaise, de toute sa hauteur, dans une attitude accusatrice. Comme si ce qui se passait était de ma faute ! Je me suis alors mise en colère. Je l’ai invectivée et j’aurais voulu la bousculer, la pousser en bas de la chaise. Être dans l’impossibilité de le faire m’a calmée d’un coup sec. Je me suis mise à pleurer. Les nerfs, sans doute. Ou la peur.
Ce matin, mon ombre m’a quittée.

Si mon ombre m’avait quittée, cela signifiait-il que ma fin était proche et qu’elle ne voulait pas mourir avec moi? J’ai levé les yeux sur elle, en essuyant mes larmes. J’ai avancé le menton, dans un geste interrogateur. Si je ne pouvais pas expliquer raisonnablement ce que je voyais, peut-être le pourrait-elle, à sa façon. La crise était finie, j’étais prête à l’écouter.
Elle a hoché la tête, a tendu la main vers moi. Un bras long, démesuré, aux contours imprécis. Elle a pointé un doigt sur moi. Sur mon cœur. Puis elle a reposé la main sur ses genoux et elle a attendu. J’ai compris : elle visait mon cœur qui ne la voyait pas, qui ne se souciait jamais d’elle, mon cœur pris par un autre, une autre. Était-elle jalouse? Non, ce n’était pas aussi simple. Car alors, elle m’aurait quittée dès la première infidélité.
Pourtant, je sentais que j’étais sur la bonne voie, et mon ombre m’encourageait, muette, à suivre le cours de mes pensées. J’avais l’impression qu’elle lisait en moi comme dans un livre ouvert. Mot après mot, ligne après ligne. Et elle me guidait dans ma découverte, patiente. Je ne la voyais plus tant accusatrice que compagne. Je me rendais compte, petit à petit, qu’elle avait besoin de moi tout comme j’avais besoin d’elle. C’était étrange, jamais je n’avais pensé à mon ombre de cette façon-là. Je l’avais toujours tenue pour acquise, appendice obligatoire et discret dont on ne fait aucun cas, car il ne gêne ni ne se manifeste jamais.
Une absence: de lumière, de vie. D’intérêt.
Je commençais à la percevoir comme une entité bien distincte, une prolongation de moi qui n’était pas une simple image diluée, condamnée à me suivre ou à me précéder, selon la direction des rayons de lumière.

Je l’ai alors regardée avec attention: ses contours semblaient plus nets, son obscurité plus profonde. Mon ombre prenait corps, se nourrissait de mes pensées, de mes sentiments nouveaux. C’était donc bien ça : je l’avais délaissée ! Elle me paraissait si naturelle, si négligeable. Mais je comprenais, à présent : en l’oubliant, je la tuais à petit feu. Je la condamnais à n’être plus rien pour personne. Plutôt que de se laisser déposséder du peu qui la maintenait en vie, elle avait décidé de me quitter, de se séparer de moi. Ou peut-être n’avait-elle pas eu le choix, n’avait-elle pu résister à la coupure que j’avais moi-même provoquée. Étais-je en train de me perdre, moi aussi ? D’oublier qui j’étais, mon âme même, au profit d’un vide toujours plus grand ?
Elle m’avertissait, me mettait en garde, et j’avais bien failli ne rien voir, ne rien comprendre. Cette fatigue qui m’envahissait parfois, la mélancolie qui prenait possession de mon cœur, cette sensation fugace de perte, de vide…
Ressaisis-toi !
J’ai souri. J’ai tendu la main vers elle, puis j’ai ouvert les bras. Je l’ai appelée de toute mon âme :
Reviens !

© Julie Turconi,
Montréal, le 20 mars 2006