Il se tient à l’angle de deux rues, hésitant. Il n’est jamais venu dans ce quartier. Il regarde de chaque côté, dans l’espoir de trouver un point de repère fiable. Il lève le nez vers les panneaux portant le nom des artères, mais ceux-ci ne peuvent l’aider. Finalement, au bout d’un moment qui lui semble durer une éternité tellement il se sent perdu, une vieille femme s’arrête à ses côtés, son sac à provisions à la main.
« Vous allez où, jeune homme ? »
Reconnaissant, et avec un soupir de soulagement, il lui communique l’adresse qu’on lui a donnée pour le cabinet. Aimable, la vieille femme lui indique la direction, en se moquant gentiment de lui ; le « vous » a disparu, remplacé par un tutoiement de grand-mère s’adressant à un enfant. Et c’est exactement ce qu’il se sent : un petit garçon égaré.
« Regarde, c’est la porte blanche à cinquante pas. Tu n’es plus très loin, mon garçon. Tu ne peux pas te perdre ! » Et elle le laisse avec un sourire enjoué, en se disant que, décidément, les femmes sont loin d’être les seules à ne pas avoir le sens de l’orientation.

*****

Il attend son tour, dans cette pièce surchauffée où s’entassent les gens. Les patients. Ce mot qui les désigne, lui et les autres, prend tout son sens aujourd’hui. Ce ne sont plus « ceux qui souffrent », comme le veut l’origine latine du mot que la télévision, une fois n’est pas coutume, lui a révélée, mais bien « ceux qui attendent, qui patientent ». Car le médecin est occupé, et même avec un rendez-vous – pour lequel il vaut déjà mieux s’y prendre plusieurs semaines à l’avance – la ponctualité n’est pas assurée. Alors, il attend. Sans rien faire d’autre que de regarder ses vis-à-vis. Il aime détailler les hommes, les femmes qu’il croise ; dans la rue, dans le métro, partout. Sans animosité, sans jugement, juste par curiosité. Mais les individus ainsi observés se sentent souvent mal à l’aise : qu’ont-ils de si particulier pour qu’un inconnu se permette de les détailler sans vergogne des pieds à la tête ? Les questions se bousculent dans leur tête, et leur regard se fait mauvais, agressif. Il finit toujours par détourner son attention, la reporter vers quelqu’un d’autre, quelque chose d’autre.

Mais ici, le mur est gris, terne, et seuls les gens apportent un peu de couleurs à la salle d’attente. Sur une table basse, une pile de vieux magazines usés, et une plante verte chétive qui fait de son mieux pour grandir malgré l’absence de lumière. La pièce baigne dans une demi-pénombre, comme s’il fallait cacher la douleur des malades. Lui n’est pas vraiment malade, ce n’est qu’une consultation de suivi, suite à son bras cassé de l’automne passé. Perdu dans ses pensées, il s’aperçoit un peu tard que la dame en face de lui le fixe avec grand déplaisir. C’est vrai, il l’étudie depuis trop longtemps, il a oublié de détourner les yeux. Elle n’est pas belle, avec ses joues tombantes et sa bouche pincée, et seules les femmes belles s’enorgueillissent parfois d’être regardées, disséquées par ses yeux trop bleus.
Il se racle la gorge, se penche vers la table basse et saisit un magazine. Il fait semblant de lire. C’est à son tour d’être gêné.

******

Plus tard cette journée-là. Il est au restaurant, seul. C’est son restaurant habituel, mais la carte a changé, comme cela arrive une ou deux fois par an. Le serveur, lui aussi, est nouveau. Pas de chance, songe-t-il. Alors il joue le rôle du client exigent mais confiant, voire un peu condescendant : « Vous me proposez quoi, ce midi ? »
Le serveur, stylo à la main, prêt à noter sa commande, lève les yeux, surpris. Le restaurant n’est qu’un boui-boui, une cantine pour les ouvriers du chantier voisin. Ce genre de pratique n’y a pas cours. Il hausse un sourcil, perplexe, puis porte les yeux vers la carte posée devant son client, sur la table. Il se demande à quoi joue cet homme, en tenue de chantier, pas très propre, le regard bien trop clair pour ne pas être une gêne en soi. Avec mauvaise grâce, il énumère les plats offerts. Il n’aime pas que ses clients se moquent de lui ou se prennent pour quelqu’un ; il se sent rabaissé dans son travail et il n’apprécie pas. L’homme assis devant lui semble lire dans ses pensées. Il l’écoute en silence, quelque peu mal à l’aise ; il se trémousse sur sa chaise. La rougeur lui est montée aux joues et il n’ose plus regarder le serveur dans les yeux. Encore une fois, il vient de se rendre ridicule et il en a pleinement conscience.
Mais comment faire autrement ?

*****

Un verre entre amis, après le travail. Ou plutôt, entre collègues. Des ouvriers, comme lui. Le chantier est presque fini, et beaucoup iront bientôt chercher d’autres contrats, ailleurs au pays. Alors, avant de se séparer, on prend un dernier verre, de solidarité plus que d’amitié. Et cette après-midi-là, accoudés au comptoir de ce bar où l’air est bien trop clair, bien trop respirable pour qu’une ambiance s’installe vraiment à une heure aussi précoce, tous parlent de la même affaire. Celle qui a fait la une de tous les médias ce jour-là : l’effondrement d’un immeuble à condos nouvellement construit, la veille.

Il au courant, bien sûr. Comme les autres, il a entendu les informations à la radio. Les rumeurs aussi, et les débats sur les responsabilités, les matériaux, les budgets, les compétences. La veille au soir, il a écouté la télévision, vu les images, les reportages. Mais aujourd’hui, sur le zinc, devant lui, un journal traîne. Et l’un des ouvriers en profite : il le saisit, le brandit en l’air et les prend tous à partie. À témoin. « Vous avez lu, là-dedans, les réactions des gens ? Cette bonne femme, là, pleine de fric et de mépris, non mais pour qui elle se prend ? Z’avez vu ? » Et son voisin de renchérir, de critiquer. Ils se sentent tous un peu offusqués par les attaques et les accusations qui se multiplient partout – vraies ou fausses, d’ailleurs – en prenant pour cible des chantiers comme le leur. Ces rumeurs se généralisent et rejaillissent sur eux, en un ricochet pas très net, mais dont les vagues les secouent ; eux et leur profession.

Il n’a pas ouvert le journal, qui est pourtant secoué avec conviction sous son nez par son collègue : « Non mais, regarde ! T’as pas l’air au courant, toi… Page 3, en bas à droite. Tu ne peux pas ne pas être d’accord avec nous autres ! » Il n’a pas le choix : il ouvre le journal, feuillette, cherche, trouve. Parcourt quelques lignes des yeux, tout en tendant l’oreille aux commentaires qui fusent tout autour de lui. Petit à petit, sans avoir besoin de lire l’article, il comprend. Et il acquiesce, appuie ses collègues dans leur colère. Évacue sa honte, aussi.

*****

Ce soir-là, il est rentré chez lui fatigué. Comme d’habitude, les occasions n’ont pas manqué où il s’est senti mal à l’aise ou carrément la risée des autres. Il sait bien que c’est absurde, pourtant les sentiments qui montent en lui sont toujours identiques, même s’il ne peut les nommer : avilissement, dévalorisation. Il se sent rabaissé par le regard des autres, ceux qui ne savent pas, qui ne peuvent pas comprendre à quel point sa vie est un enfer, à quel point il voudrait s’excuser de son comportement, à quel point il se sent diminué, honteux, méprisable. Se cacher comme il le fait est ridicule ; ce n’est pas de sa faute. Se le répéter ne change rien.

Pourtant, ce soir-là, les choses sont différentes. Il est arrivé à un point de rupture, impossible à ignorer. Assez ! Personne ne devrait avoir à supporter un tel secret. Alors, après un bon bain chaud pris en écoutant la voix de Leonard Cohen emplir l’appartement et nourrir sa mélancolie, il prend une grande décision. Demain, il va changer sa vie du tout au tout. Révolutionner son quotidien, surmonter la honte, la culpabilité – en vertu de quoi se sent-il coupable, d’ailleurs ? – les sempiternelles hésitations, reculs, reports… Retrouver sa fierté, enfin.

En se glissant entre ses draps propres, ce soir-là, il savoure tout autant la sensation de fraîcheur du tissu que l’assurance que lui donne sa nouvelle résolution, solidement ancrée en lui. En un dernier regard qui n’a pour but que de renforcer sa volonté, il se tourne vers le meuble qui trône dans l’angle de sa chambre. Vide. En attente, et depuis bien trop longtemps. Comme un rappel muet, mais bien présent, de sa condition. Il se répète son mantra personnel : « Demain, je m’inscris… Demain, je m’inscris… Demain… » Et il finit par glisser dans un sommeil peuplé de rêves étranges et de mots qui s’entrecroisent, se mêlent, se chevauchent.

*****

Le lendemain matin, quand il se réveille, il se tourne, comme tous les matins, vers ce meuble qui lui rappelle son incompétence. Ce secret qui lui gâche la vie. Et il se répète, encore et encore, cette phrase trop familière qui, aujourd’hui, va enfin prendre tout son sens. Car il ne reculera plus. Il est temps qu’il prenne sa vie en main. À bras le corps.
« Aujourd’hui, je m’inscris. »

Il prend sa matinée de congé, prétextant qu’il se sent mal et qu’il doit avoir attrapé un mauvais rhume. Avant de renoncer au projet pour lequel il vient de mentir – le dernier mensonge ? – il s’habille. Minutieusement, car il doit avoir l’air soigné. Pour lui donner la force de sortir de chez lui, d’affronter sa décision.
Il est sur le trottoir et il marche. Lentement, un peu incertain. Les muscles tendus vers l’avant, tout autant que sa détermination. Il pourrait se rendre à destination les yeux fermés, tellement il a fait ce chemin, en rêve comme en réalité. Seulement, jusqu’à ce matin, il n’a jamais osé aller plus loin que la porte ; toujours, ses pas l’ont porté plus loin sur le trottoir ; toujours, il a continué, sans ralentir, sans se retourner. Surtout sans se retourner.
Il se rend compte à présent que le plus dur est fait : il a pris sa décision. Pas comme avant, pas « en passant ». Non, cette fois, c’est du sérieux. Et c’est la bonne décision : franchir le seuil de cette porte, entrer dans ce bâtiment et enfin avouer… Reconnaître son ignorance, sa faiblesse.

*****

Devant la porte, un homme se tient debout, raide, immobile. Derrière la vitre, la préposée du comptoir d’accueil ne bouge pas. Elle retient son souffle, se demande si, aujourd’hui, l’homme va enfin se décider. Elle sait le courage qui lui est nécessaire. Elle est passée par là, elle aussi. Enfin, sur le trottoir, l’homme fait un pas en avant et, d’une main qui se veut ferme, pousse la porte. Il entre. Aussitôt, il est accueilli avec chaleur, sans trace de pitié, ni de cette compassion qu'il redoute tant ; il se sent le bienvenu.
Derrière lui, la porte se referme doucement, redonnant sa visibilité au panonceau discret suspendu au milieu de la vitre : « Association de lutte contre l’analphabétisme ».

Montréal,
Le 13 octobre 2006

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