Ce récit m’a été inspiré par l’histoire de FX Liagre intitulée « Lit de mer »,  
qui a fait naître en moi des images, des sensations… 
En voilà le résultat. Une sorte de « Lit de mer » optimiste, pourrait-on dire.  
Puisse-t-il me pardonner !!  

Il était une fois un homme, d'apparence banal, qui aimait à prendre son temps, regarder le monde autour de lui et laisser la beauté des choses s'exprimer dans son regard. Il vivait dans une région dont je ne me rappelle plus le nom, quelque part entre terre déchiquetée par les éléments et océan, à une époque pas si lointaine que cela. Un homme que personne ne connaissait et qui aimait particulièrement marcher le soir en bord de mer. 

La mer était pour lui une source continuelle d'étonnement, d'émerveillement. Il était amoureux de ses humeurs changeantes, parfois terribles, de son charme ensorcelant, des odeurs de sel et de grand large qui s'en dégageaient. Il pouvait rester des heures immobile, assis à même le sable ou les rochers, ses yeux d'éternel enfant perdus dans l'infini de cette étendue mouvante aux couleurs incertaines. Bleu, vert, gris, parfois un mélange de toutes ces teintes et bien plus que cela… 
Il aimait par-dessus tout les jours d'orage, quand le ciel noir, chargé de nuages menaçants, se teinte de mauve, quand les éclairs strient sans répit l'horizon, que la mer déchaîne sa fureur, les vagues écumantes viennent se briser sur la côte, le bruit remplit l'espace, assourdissant. Peu lui importaient les embruns salés, les rafales de vent cinglantes, le froid humide qui s'insinuait partout. Insensible à la morsure des éléments, tout son être se concentrait sur la colère de sa bien-aimée, qui curieusement ne semblait pas l'atteindre, mais au contraire le contourner, l'envelopper, le protéger presque. 

Solitaire, il l'avait toujours été. D'aussi loin que remontait sa mémoire, il ne pouvait citer le nom d'un seul véritable ami ou d'une seule compagne. Les autres l'avaient de tout temps trouvé pour le moins étrange. Il n'arrivait même pas à se souvenir de ses parents. D'où venait-il ? Qui était-il ? Personne ne le savait plus. Il n'avait pas de nom. Les gens de la région le craignait, simplement parce qu'ils ne le comprenaient pas. De toute façon il évitait de les rencontrer. Perdu dans sa contemplation du monde, il s'absorbait dans ses pensées, ses rêves et sensations. Le temps semblait ne pas avoir de prise sur lui. Qu'il vente, qu'il neige, que le soleil chauffe à blanc la roche nue et lisse, il était là, quelque part le long de cette côte sauvage, les yeux dans le vague. Parfois il disparaissait pour quelques jours, jamais plus, et personne ne savait où il allait. Puis on le voyait réapparaître, toujours aussi loqueteux, un sourire heureux sur le visage. Heureux de retrouver son petit coin de paradis, sa terre promise. 

Je l'ai aperçu, un jour en passant par là. Intriguée, je me suis arrêtée et je l'ai regardé un moment. Ce jour-là, je n'ai pas osé aller vers lui, lui parler. Mais son image ne quittait pas mon esprit. Il fallait que je sache !
J'ai fini par retourner dans ce coin perdu, dont le charme m'avait moi aussi subjugué. Je me suis assise au bord de l'océan et là j'ai laissé le vent me raconter l'histoire de cet homme… Je n'ai pas eu besoin de mots pour comprendre le murmure d'Éole à mon oreille. Ai-je rêvé ? Aujourd'hui encore, je ne le crois pas. 

Le vent, qui s'était fait caressant et chaud ce jour-là, me conta comment l'homme était arrivé dans ce pays, il y a longtemps de cela. Un solitaire, un itinérant, un peu conteur, un peu rêveur, qui amenait le bonheur aux gens avec ses histoires et son monde merveilleux. Un monde différent car le regard qu'il portait sur toutes choses les rendait belles. Il ne s'arrêtait jamais nulle part, car il aimait voir du pays et porter la joie aussi loin qu'il le pouvait. En ce temps-là, les gens l'accueillaient à bras ouverts, comme le voulait la tradition, malgré l'étrangeté de ses manières. Cet homme avait le don de faire sourire ses pairs, de soulever un coin du voile terne qui recouvrait leurs yeux et de leur dévoiler la porte du monde de la poésie et de l'imaginaire. Durant quelques heures, en échange d'un peu de chaleur humaine et de nourriture, il envoûtait ses hôtes, les emmenait loin, très loin de leur vie quotidienne. Lorsqu'il repartait, seul à nouveau, le ciel lui-même se faisait complice et clément. 

Déjà il aimait la mer. Il aimait venir la regarder la nuit sous le regard bienveillant de la lune et des étoiles. Il aimait le contact un peu rugueux du sable sous ses doigts, les petits coquillages nacrés qu'il y trouvait. Il aimait voir le jour se lever, lentement, et les reflets d'argent de la lumière solaire moirer la surface lisse de l'eau. Il aimait aussi le feu qui l'embrasait lorsque l'astre du jour, son devoir accompli, rentrait chez lui dormir, loin là-bas derrière l'horizon.

Un jour de tempête, alors qu'il se tenait en haut d'une falaise, il lui sembla apercevoir une forme indistincte qui s'approchait de la côte, comme flottant au-dessus de l'agitation de la mer déchaînée. La forme n'était pas celle d'un bateau, elle était bien trop petite, longiligne. Trop fine. Trop… humaine ? Était-ce une illusion, un tour de son esprit ? Il savait bien que par un temps pareil aucun homme n'aurait pris la mer. Il n'eut pas peur pour autant, au contraire un calme étrange descendit sur lui. Il attendit. Il appela. La forme s'avançait vers lui, comme portée par le vent violent. Et il put finalement la regarder droit dans les yeux. C
'était une silhouette de femme, fantomatique, diaphane mais curieusement douce et sensuelle, enveloppée de brume et de gouttelettes d'eau. Un sourire flottait sur son visage d'ange au regard insondable, autour d'elle la tempête n'existait plus. L'homme comprit que cette apparition ne pouvait être que l'incarnation de l'esprit de la mer… Il s'abîma en elle et l'aima à la folie instantanément. 

D'aucuns disent que ce soir-là l'esprit de la nuit l'a possédé, qu'il a perdu la raison. Moi je sais qu'il a simplement trouvé le bonheur. Son âme sœur, sa raison de vivre. Lui qui amenait la joie aux gens depuis des décennies, il n'était que temps qu'il rencontre enfin celle qui lui ferait battre le cœur plus vite, qui le charmerait et le rendrait immortel en son sein le temps venu. 
Depuis lors il ne peut la quitter. Il attend, espérant chaque jour, chaque nuit, revoir son visage doux et se perdre définitivement en elle. Il attend son appel. Il sait qu'il viendra un jour. Mais il est encore trop tôt…

Le vent qui murmurait à mon oreille s'est alors tu, et le silence a envahi l'espace, uniquement troublé par le clapotis de l'eau sur les rochers à mes pieds. Je suis restée là, sans rien dire, pendant très longtemps. Si longtemps que le froid est venu et les étoiles ont commencé à s'éclairer tout là-haut dans le firmament. Finalement je me suis levée et je suis repartie, pour reprendre mon voyage, ma propre quête. 
Mais avant de quitter à jamais ce pays, je me suis retournée et je l'ai aperçu qui regardait la mer, au sommet d'une falaise à quelque distance de là. J'étais sûre que c'était lui, même si je ne distinguais qu'une forme sombre. Son amour emplissait l'air, et je sentais bien que la mer montait vers lui, lui tendant les bras. Je ne bougeai pas, n'esquissai aucun mouvement pour aller vers lui. Tout était dit. Je tournai les talons et repris ma route. 
Plus riche d'espoir et d'amour. 

Montréal,
Le 29 novembre 2002

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