J'avais entendu parler de la Gibb. La Gibb River Road, pour être précis. LA piste qui traverse le Kimberley, région perdue au nord-ouest de l'Australie Méridionale, quelque part entre l'Océan Indien et le Territoire du Nord. Une vaste région pas vraiment "civilisée", un climat semi-désertique qui vire au tropical avec une saison sèche très sèche et une saison humide très humide où la pluie fait penser à la mousson, les rivières se remplissent subitement, débordent et emportent tout sur leur passage ravageur. Une région vaste comme un pays. Peuplée d'aborigènes, d'éleveurs et de bétail. Et une piste pour traverser tout ça, une piste qui relie Broome, petite ville au bord de l'Océan Indien, et Derby, au sud, à Kununurra au nord-est. La Gibb. Couplée à une seconde, qui se détache de la première pour monter vers le nord, vers un endroit encore plus perdu des Kimberley, Mitchell Plateau : ça, c'est la Kalumburu Road. La seule route goudronnée du coin se contente, prudemment, de faire le tour par le sud de toutes ces étendues rouges : la Great Northern Highway, celle qu'empruntent les bus ou les touristes pas trop au fait de ce qu'est l'Australie. On peut aussi aller jusqu'à Wyndham sur route goudronnée. Wyndham le bout du bout du monde, là-haut tout au nord, à une centaine de kilomètres de Kununurra. Ville au confluent de cinq rivières, jusqu'à laquelle j'ai été conduit avant-hier par quelqu'un qui ne s'y rendait que pour admirer le coucher du soleil sur ce paysage étonnant. 

Bref. J'étais maintenant de retour à Kununurra, en pleine saison sèche. Kununurra, un nom totalement imprononçable pour quiconque n'est pas pur Aussie(1). Kununurra, ce n'est pas vraiment une ville, enfin pas au sens ordinaire du terme. Un centre commercial, quelques rues, des roches rouges et pas grand monde à fréquenter. Mais c'est un endroit qui a son charme, surtout quand on débarque de la Gibb, plein de poussière, fatigué, crispé sur son volant. Alors cet oasis c'est un peu comme un retour vers la civilisation… et les bars ! A moins que Kununurra ne soit le début de l'aventure. Le départ vers la Gibb. C'était le cas pour moi. Je voyageais sur le pouce, allant où bon me semblait, où bon semblaient à mes "chauffeurs" successifs surtout. Et j'avais atterri là, un peu par hasard. Je n'étais pas mécontent, dans le fond. 
Sauf que je n'avais pas prévu de rencontrer Gab.

Au départ j'étais venu en Australie, ce pays "down under", juste pour aller le plus loin possible de ma vie. Échapper à mes dettes, mes ex, ma mère et le reste. Alors j'étais parti vers ce continent grand comme une vie, plein de rêves fous de désert rouge et d'espaces illimités. J'entendais dans ma tête des sons venus d'ailleurs, de tout là-bas de l'autre côté du globe. Des voix millénaires qui psalmodiaient dans leur dialecte et parlaient de la Terre originelle, des légendes du "temps du rêve" aborigène. Un didgeridoo accompagnait ce chant poignant de la douleur d'avoir perdu ses origines. Je fermais simplement les yeux et je me laissais bercer, emporter par cette musique lancinante et inconnue. 
J'étais alors plein d'illusions. C'était avant de découvrir ce qu'il était advenu des Aborigènes, de leur destruction par les Blancs et la société moderne. Une histoire rouge sang, comme celle des Indiens d'Amérique. Comme quoi on pense parfois quitter ce qui fait son monde et ses abjections et on plonge exactement dans la même marde. Simplement ailleurs. Les hommes ne changent pas. 

C'est pour tenter de découvrir un peu de ce qui restait de la culture de ce peuple à l'agonie que je voulais me rendre dans les Kimberley. Car les aborigènes me fascinaient, sans que je puisse exactement expliquer pourquoi. Peut-être parce qu'ils faisaient vibrer en moi une corde sensible, celle de mes origines lointaines. J'aurais, paraît-il, un quart de sang indien qui coule dans mes veines. On ne peut pas dire que cela saute aux yeux, c'est sûr. Et j'en ai marre de me l'entendre répéter sans cesse par ma mère. Ma mère. Toute une histoire à elle seule. Fière apparemment de faire partie d'une minorité oppressée. Elle est un peu timbrée, ma mère. Gentille, mais tannante. Je suis bien content d'être loin. 

Je venais donc de passer quelques jours tranquilles dans ce bled au nom imprononçable, et j'avais décidé de repartir. Je me suis posté sur le bord de la Gibb, le pouce levé, mon sac par terre dans la poussière et un sourire engageant sur les lèvres. J'ai vite découvert qu'ici les camions ne s'arrêtent pas pour les auto-stoppeurs… Faut dire qu'il leur faut plusieurs kilomètres et pas mal de changements de vitesse pour arriver à leur pleine puissance, alors après ça ils ne s'arrêtent plus. Mais il vaut mieux se ranger en les voyant arriver au loin, croyez-moi ! La poussière rouge qu'ils soulèvent sur leur passage forme un nuage dense et totalement irrespirable. Qui met des minutes à se dissiper suffisamment pour arriver à distinguer les éventuelles voitures qui suivent à bonne distance sur la piste. Et qui ne veulent plus de vous à leur bord, puisqu'à votre tour vous êtes recouvert d'une pellicule ocre. J'en ai fait l'expérience plus d'une fois ce jour-là. Je commençais à être un peu déprimé quand une espèce de mini-bus OKA(2) s'est arrêté à mes côtés. Un joli logo sur la carrosserie, probablement pour essayer de masquer les tâches de rouille. Kimberley Expeditions ! Tout un programme… 

Une fille brune, jolie et menue, que je n'aurais jamais imaginée au volant d'un engin pareil, me souriait par la fenêtre. 
- Alors, tu montes ?
Je ne me le suis pas fait dire deux fois. J'ai sauté à bord et jeté mon sac à l'arrière, là où sont normalement assis la dizaine de touristes aventuriers. A la place, des "swags(3)" pleins de poussière, des glacières, du matériel divers et varié de camping. En voyant ça, j'ai d'abord pensé qu'aventurier, il fallait l'être pour tenter de traverser une région pareille dans un tel tacot et avec un bardas qui semblait dater de la seconde guerre mondiale ! Je m'y connais en mécanique et bagnole, on ne me la fait pas. Mais tant que ce tas de ferraille pouvait m'avancer un peu…
Alors j'ai souri à la fille et je me suis présenté. Sans penser un seul instant que pour moi les ennuis venaient juste de commencer.

La brunette a redémarré sur les chapeaux de roue, dans un nuage de poussière, pour éviter le gros-cul qui fonçait à tombeaux ouverts sur la piste, derrière nous. Je lui en ai été reconnaissant, j'en avais un peu marre de manger de la poussière. Elle m'a dit qu'elle s'appelait Gab. Enfin, Gabrielle. Mais ça faisait trop fille à son goût. Va pour Gab !
Elle traversait les Kimberley pour aller apporter le matériel qu'elle trimballait à un groupe de touristes qui attendait à l'autre bout de la Gibb… Bon, pourquoi pas ? Ca me ferait faire une découverte du coin à moindre frais. D'autant qu'apparemment elle n'était pas pressée, n'étant attendue de l'autre côté que quelques jours plus tard. Elle m'a expliqué qu'être sur la route était pour elle une façon de prendre des congés, de s'aérer. Elle aimait les sensations procurées par la piste, les rencontres, les paysages qui défilent… Ouais, moi je voulais bien, tant qu'elle me transportait. En plus elle était mignonne et un peu aguicheuse, la petite Gab. 

Bref, le voyage s'annonçait sous les meilleurs auspices. On a parlé pendant un moment, d'elle, de moi, enfin les civilités et banalités d'usage. Elle avait une façon de me regarder en coin, avec un léger sourire ironique au coin de ses lèvres fines, qui me faisait craquer de plus en plus. J'en arrivais presque à oublier la poussière rouge qui déformait le paysage monotone de sable, termitières et spinifex(4). Sauf qu'au bout de quelques heures les vibrations de notre antique OKA me résonnaient dans toute la colonne vertébrale et le bruit infernal du moteur me pilonnait le crâne. Heureusement, Gab a paru s'apercevoir de mon coup de fatigue. Elle a soudain bifurqué sur une piste secondaire, à peine visible parmi les hautes herbes. Elle m'a expliqué qu'on allait faire une petite halte et se rafraîchir, elle m'emmenait dans ce qu'elle appelait affectueusement une de ses "piscines privées". Alléchante perspective.

Tout mon corps a soupiré de soulagement lorsque l'OKA a finalement stoppé. Je suis descendu, me suis étiré avec reconnaissance. L'après-midi était déjà bien avancé et le soleil tapait fort. Les eucalyptus fournissaient bien peu d'ombre… Mais le petit étang aux reflets vert émeraude encaissé au pied d'une paroi rocheuse ocre me tendait les bras. J'ai couru vers l'eau, quand Gab m'a arrêté d'une remarque sarcastique : "attention aux freshies, ils ne sont pas dangereux, mais tu n'es qu'un touriste". Je l'ai regardé, pas vexé pour deux sous de me faire prendre pour un touriste, plus préoccupé par contre par une éventuelle mais plausible rencontre avec un "freshie". Autrement dit un crocodile d'eau douce(… Elle a éclaté de rire. J'ai souri. Un sourire jaune. Il est vrai que seuls les crocodiles d'eau salée sont réputés agressifs et friands de bras ou de jambes humaines, mais quand même. "Laisse-les tranquille, ils t'ignoreront", fut son seul commentaire. Et avec pour tout maillot que sa petite culotte, elle a plongé dans l'eau limpide. Je l'ai suivi, autant attiré par son corps mince et ses seins ronds que j'entrevoyais dans l'onde que par la fraîcheur bienvenue sous ce soleil de plomb. Mais je suis resté près du bord. On ne sait jamais. On est resté longtemps dans l'eau, sans voir le moindre croco. Puis on est remonté dans l'OKA, lavé de notre poussière, mon moral nettement à la hausse, et on a repris le chemin de la Gibb. Non sans avoir eu un peu de mal à faire repartir notre engin. 

De retour sur la piste, je me suis laissé aller à l'engouement que suscitait en moi ce paysage unique et hallucinant des Kimberley. Je me sentais bien, détendu, et avec une belle fille à mes côtés que j'espérais voir partager mon swag ce soir. Ou demain. Le bonheur. On a roulé vers le soir tombant, admirant le coucher de soleil et l'embrasement de chaque chose sur la terre avant que l'astre du jour ne s'enfonce dans son sommeil profond. Puis le voyant lumineux de l'indicateur d'huile s'est mis à clignoter, me tirant de ma béatitude. Des ennuis en vue ? On s'est rangé sagement sur le côté de la piste désertée (et pour cause, on ne conduit pas la nuit, dans ce pays, si l'on veut éviter les rencontres fort désagréables avec les kangourous). Gab est passée à l'arrière, fourrager dans son bardas, pour retrouver le bidon d'huile qu'elle était sûre d'avoir. Après une bonne dizaine de minutes de chambardement, et à mon grand soulagement, elle a fini par mettre la main dessus. Il s'est avéré qu'elle connaissait la mécanique probablement aussi bien que moi, et je n'ai pu que maintenir le couvercle du réceptacle d'huile ouvert pendant qu'elle se chargeait de l'abreuver. Nos mains se sont frôlées pendant l'opération, me procurant un délicieux frisson de plaisir. Puis Gab a descendu son sac de l'OKA, ainsi qu'une glacière, sans me laisser le temps de reprendre suffisamment mes esprits pour tenter quelque chose. Lui prendre carrément la main, par exemple...

Il était plus que temps d'installer notre bivouac, de toute façon. Alors ici ou ailleurs… quelle importance ? Ce soir-là, on s'est fait un BBQ mémorable sur feu de camp, dégustant des fourmis vertes en dessert. Gab m'a initié à cette friandise du bush, me montrant comment saisir les bestioles grouillantes par la tête sans se faire piquer, puis croquer le bulbe de leur estomac et savourer le liquide citronné qui s'en échappait. Un délice. Elle m'a expliqué qu'elle avait appris ça des aborigènes, qui en pressaient des nids entiers pour obtenir une sorte de citronnade rafraîchissante et revigorante(6). J'étais bêtement aux anges. Avant que l'on aille se coucher, je me suis approchée d'elle et je l'ai embrassée. Elle a souri, m'a rendu mon baiser mais s'est ensuite éloignée de moi, son swag à la main, en me tournant le dos. Pas ce soir, mon pote ! J'ai compris le message. Je suis allé m'étendre de mon côté. 

Le lendemain au réveil, j'ai découvert une des raisons pour lesquelles un swag se rabat complètement jusque sur la tête. Mes bras, restés à l'extérieur, étaient couverts de piqûres de moustiques. Une bonne trentaine de boutons qui me grattaient sans répit sur chaque avant-bras. Gab a ri, moi pas, et elle m'a prêté son déodorant pour que j'applique dessus. "Système D", a-t-elle dit, mais c'était mieux que rien. Grâce à la fraîcheur de l'alcool, mes irritations se sont calmées pour un moment, avant que je ne mette mes bras en sang sous l'effet des démangeaisons. 
Et notre équipée a repris. L'air conditionné qui maintenait l'atmosphère respirable à l'intérieur de la cabine a rendu l'âme au bout d'à peine une heure de route. On a dû ouvrir grand les fenêtres pour respirer et laisser l'air circuler. Il faisait une chaleur torride. La poussière a très vite tout envahi, nous recouvrant d'une pellicule poisseuse sur notre sueur. Cette journée commençait mal, mais mal ! J'étais de très mauvaise humeur et avais oublié jusqu'à mes velléités de séducteur.

Gab l'a senti, elle n'a pas cherché à me parler. On a roulé en silence. Longtemps. Puis elle a de nouveau bifurqué dans le bush. J'ai grogné. Je commençai à en avoir un peu marre, du bush, moi. Elle a daigné m'informer qu'elle était en vacances jusqu'à au moins jeudi (on était mardi) et qu'elle comptait bien faire un peu de camping sauvage au milieu de nulle part avant d'amener son chargement à bon port. Devant mon air maussade, elle a ajouté que si je ne voulais pas la suivre, libre à moi de descendre maintenant et de tenter ma chance sur le pouce dans ce coin perdu. J'ai ouvert la bouche, mais devant ses jolis yeux noisettes pétillants et avec sa main sur mon genou, je l'ai refermé. Et je suis resté dans l'OKA. Si j'avais su…

Cette piste qu'elle suivait avec peine, c'était tout au plus une vague trace dans le sable. Notre vitesse, déjà pas bien élevée, s'est réduite considérablement. On ne pouvait avancer qu'au pas, entre les nids-de-poule et les rochers. Du coup l'air ne circulait plus et on étouffait dans la cabine. Je ne savais pas du tout où on était, ni même dans quelle direction on allait. Mais elle semblait sûre d'elle. "Ne t'inquiète pas, je connais bien le coin, je suis déjà venue par ici", qu'elle m'a dit pour me rassurer. J'ai laissé tomber et je me suis mis à somnoler par intermittence. Le vent m'a réveillé. De vraies rafales qui créaient des mini-tornades de sable devant nous. "Les mimis se réveillent", a-t-elle prononcé tout doucement, d'une voix inquiète. "Les esprits du bush, ceux qui font la loi ici". Ah, parce que maintenant les esprits avaient décidé de s'en mêler ! Il ne manquait plus que ça, tiens. Notre randonnée n'était-elle pas déjà suffisante en soi ? Surtout pour un citadin comme moi.

Il faut croire que non. Parce qu'au bout d'une demi-heure Gab s'est arrêtée, m'a regardé droit dans les yeux et m'a annoncé qu'on ne pouvait aller plus loin, qu'on risquait de se perdre. J'ai viré au vert. Ou au gris, je ne sais plus. Se perdre, ici, au milieu de nulle part ? Ben oui, le vent allait effacer la piste, en créer d'autres, et modifier tous nos repères. La cerise sur le gâteau, quoi, après la poussière, la menace des crocos et les moustiques. Mon dieu, dans quelle galère m'étais-je donc embarqué ? Elle m'a dit de ne pas m'en faire, que tout irait bien demain et qu'on n'était pas loin de la Gibb de toute façon. Sauf que tout ce que j'avais lu sur le désert australien me revenait en mémoire, me renvoyant des images lugubres et morbides de corps desséchés, ratatinés sous le soleil. Autant dire que je ne partageais pas son optimisme. 

On a donc décidé de camper là, de ne plus bouger en attendant que la tempête s'apaise. Pas moyen de faire du feu ni même de descendre de l'OKA, on a donc tassé le chargement pour se faire une petite place. Le soir a dû tomber, même si je n'y voyais pas grand-chose, et la fraîcheur nocturne avec lui. Il n'y avait pas la place de s'étendre à deux sur les sièges, ni même d'utiliser nos swags. J'ai sorti une couverture de mon backpack, et Gab est venue se blottir contre moi. Tout contre moi. Elle s'est faite câline, ses mains ont commencé à partir à la recherche de ma virilité. Je l'ai repoussé. J'avais faim, soif, et c'était de sa faute si on se retrouvait là.

La nuit s'est passée, cahin-caha. Quand j'ai émergé, au petit matin, Gab était déjà dehors. Tout était calme, le bush resplendissait au soleil levant, avec des reflets dorés partout. Mais la magie avait bien du mal à m'atteindre. L'inquiétude me rongeait les tripes. J'ai sauté hors de l'OKA et j'ai regardé par terre, dans la direction d'où on était venu : plus une seule trace de roues… Gab était occupée à faire chauffer de l'eau pour le thé du matin, elle m'a souri gaiement. "Bien dormi, "sleeping beauty" ?". Au lieu de la fusiller du regard, j'ai décidé d'être gentil avec elle. Après tout, elle seule pouvait me tirer de là. Alors j'ai proclamé une trêve dans les hostilités. Hostilités que j'étais seul à avoir déclaré, mais ça… Je me suis assis à côté du feu, elle a passé sa main sur ma joue. Affectueusement. Je l'ai laissé faire. Encouragée, elle a continué ses caresses. Qui sont devenues plus fortes, plus appuyées. Et surtout beaucoup plus suggestives. Je sentais mon ardeur de mâle se réveiller. Pourquoi pas ? On était seuls, dans un paysage féerique, il suffisait juste de mettre quelques instants de côté le fait qu'on était aussi complètement perdus…

Quand tout a été fini, elle m'a murmuré "merci" à l'oreille, avec un sourire étrange. J'ai eu la vague impression qu'elle profitait de moi, juste au cas où. Au cas où quoi, d'ailleurs ? Où on ne reviendrait pas, où on mourrait là, ignoré de tous ? Je me suis levé d'un bond. Pas possible, on allait repartir et se guider sur le soleil. Elle, elle savait le faire. On est remonté dans notre véhicule et elle a mis le contact. Elle a essayé. Il y a eu quelques toussotements asthmatiques, on a retenu notre souffle… et le moteur s'est tu. Elle a recommencé. Encore et encore. Avec patience mais acharnement. Et quand le rugissement s'est finalement élevé, j'ai hurlé de joie. Et je l'ai bien vue souffler en coin. 

Elle a réussi à faire demi-tour et on est reparti vers la Gibb. Vers la sécurité et un semblant de civilisation à l'horizon. On n'est pas allé très loin. Un bruit d'éclatement, suivi d'un long soupir, et un des pneus avants avait rendu l'âme. C'est pas vrai. Le sort s'acharnait vraiment sur nous ! "Pas de problème", a fait Gab, "j'ai ce qu'il faut". Oh oui, elle avait la roue de secours, mais impossible de mettre la main sur le cric ! J'étais bleu. Vert. Gris. Puis rouge de colère. J'ai explosé : "comment peux-tu partir comme ça, sans même prendre d'outil de base avec toi ? Inconsciente ! Imbécile !". Et j'ai continué longtemps dans la même veine. Elle ne disait rien, les épaules courbées sous l'orage. Puis tout à coup elle s'est redressé : "le téléphone satellite ! Bien sûr, mon boss refuse qu'on parte sur la Gibb sans le satellite. Avec ce truc on peut appeler de n'importe où !". C'est drôle, quand elle a dit ça, j'ai tout de suite pensé qu'une autre tuile allait nous tomber sur la gueule. Parce que ça ne pouvait pas être autrement. J'avais raison. La batterie était à plat, l'appareil refusait même de s'allumer. Résigné, j'ai haussé les épaules, chargé mon sac sur le dos, attrapé la gourde pleine d'eau et pris le chemin qui me semblait être le bon. 

Gab a paru trouver mon initiative bonne car elle s'est précipitée pour me rejoindre. Une vraie calamité, cette fille, selon moi, mais au moins elle connaissait le bush. Moi pas, et j'allais avoir besoin d'elle. Sauf que si elle m'attirait encore des ennuis, j'allais… j'allais… je sais pas, moi, la frapper, l'étrangler, la laisser sur place. On verrait bien.
Un silence pesant régnait entre nous, mais on a fini par l'oublier. Et on a marché. Et marché encore. Pendant une éternité. Un dingo(7) jaune et famélique nous a suivis pendant un temps, la langue pendante. Mais je n'avais même plus l'énergie d'avoir la trouille. Et il a fini par se lasser du spectacle incongru qu'on lui offrait. Il a disparu. 
On a marché encore et encore. Gab savait quelle plante pouvait se manger, où trouver des points d'eau, même boueux. Je n'en pouvais plus, je ne m'étais pas rendu compte la veille qu'on était aussi loin de la piste, je ne sentais plus mes pieds, la sueur me dégoulinait partout, dans les yeux, le long de mon dos, la poussière collait, j'avais du mal à respirer, mon sac pesait des tonnes. J'ai fini par oublier tout matérialisme et le laisser tomber quelque part dans le bush. Gab m'étonnait, car elle me suivait sans une plainte, elle s'accrochait et elle serrait les dents. Et elle n'avait pas l'air de comprendre qu'on pouvait y rester. C'est tout juste si elle ne souriait pas. Merde, c'était de sa faute, tout ça !

Quand on a fini par arriver à la Gibb, car on s'y est rendu, on avait l'air de deux fantômes. On tenait à peine sur nos jambes, on était déshydraté et épuisé. Heureusement pour nous, très vite des touristes en goguette, au volant d'un 4x4 tout neuf mais déjà bien sale, nous ont aperçus sur le bas-côté et nous ont emmenés avec pitié et effarement. On a retrouvé la civilisation à l'autre bout de la Gibb, quelques heures après, à Broome. 

Gab est venue me voir deux jours plus tard dans la chambre d'hôpital où je récupérais doucement. Elle était solide, cette fille, et déjà sur pied. J'étais heureux de la voir, après tout on avait eu de la chance et on avait partagé une expérience unique, même si éprouvante. Je l'ai accueillie avec le sourire. Elle m'a alors confié avec une moue quelque peu attendrie qu'on n'avait jamais risqué notre vie, là-bas dans l'outback, qu'elle ne m'aurait jamais laissé partir seul dans le bush, et puis que des Aborigènes du coin nous avaient suivis tout le long, prêts à intervenir si jamais la situation devenait critique. D'ailleurs ils avaient ramené mon sac, si je voulais le récupérer il était dans le couloir, et elle était heureuse de me voir en forme, et…

QUOI ??! J'ai failli avoir une attaque. J'ai failli lui sauter dessus et l'expédier par la fenêtre. Au lieu de cela je l'ai envoyée au diable, en sacrant tout ce que je pouvais. Et les Aborigènes aussi, par la même occasion. 
J'ai quitté Broome le jour même. Je n'ai jamais voulu revoir Gab, ni le bush, ni le désert. Je suis parti dès que j'ai pu, direction Sydney et l'avion pour rentrer chez moi retrouver mes dettes, mes ex, ma mère et le reste.  

Montréal,
Le 08 avril 2004

Notes explicatives :
(1) Aussie = australien
(2) OKA est une marque de véhicule à 12 places, tout terrain, utilisé beaucoup par les tours opérateurs
(3) Les swags sont des sacs de couchage d'extérieur, imperméables et résistants à tout... l'équipement indispensable du bushman!
(4) Le spinifex est l'herbe du désert, ou du semi désert, une herbe épaisse et dure poussant en touffes résistantes
(5) "freshie" est une abréviation pour fresh water crocodile
(6) Vrai! Et délicieux... 
(7) Le dingo est un chien sauvage australien, de couleur jaune, très courant dans le bush

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