Que les petites heures du jour sont longues parfois... Le sommeil me fuit, l'aube grise pointe tout juste le bout de son nez à la fenêtre et pas un bruit ne s'élève dans l'appartement. Je me tourne et me retourne dans les draps froissés, pour finir par tout rejeter loin de moi, à la recherche d'un peu de fraîcheur. Mon oreiller a disparu, probablement tombé au pied du grand lit. Je n'ai pas le courage de vérifier. 
La fatigue m'accable, rend mes paupières lourdes, lourdes, et pourtant il m'est impossible de fermer les yeux. Comme si quelque chose les retenait. Je jette un œil vers mon réveil-matin, sachant déjà que l'heure de me lever est encore loin. Le cadran lumineux indique 04.41 en cette aube d'été. Encore une nuit écourtée par les insomnies. Je refuse de bouger, de céder à cette tyrannie obscure de mon corps. Ce corps que je ne comprends pas toujours. 
La journée s'annonce longue et surtout chaude. Humide. J'espère que l'orage éclatera ce soir. J'ai besoin de cette violence des éléments pour trouver un certain calme en moi. Peut-être arriverai-je à dormir après. 

J'étouffe, j'ai l'impression de manquer d'air. Pourtant la fenêtre est ouverte, mais il n'y a pas un souffle de vent. L'air est immobile, figé. Mes pensées dérivent, se perdent dans la mer de mon inconscient, quelque part entre veille et sommeil. Je n'arrive pas à sombrer, à me laisser couler au fond du gouffre noir du repos. Je m'accroche. A quoi ? 
Mille et une choses assaillent mon esprit, questions, rêves, fantasmes. Je me sens légère, comme dégagée de mon enveloppe corporelle, esprit évanescent qui flotte dans les limbes de l'espace. J'oublie. J'oublie le monde, la réalité. La fatigue extrême est comme une drogue, elle nous envoie dans un univers parallèle, un état second totalement déconnecté de tout. Qui pompe toute l'énergie dont on dispose encore et nous laisse, pantelants, exténués, à la première sonnerie du réveil. Lâche !
le bruit me vrille les tympans, Ce bip-bip continu et strident que je ne peux arrêter qu'en me redressant. Le soleil est levé, une lumière blanche et crue baigne le décor. J'ai mal aux yeux. Mal au crâne. Je veux dormir ! Rien qu'un peu. Quelques heures seulement. Mais je me lève, lentement, comme un noyé qui sort la tête de l'eau. Je me dirige au radar vers la salle de bains, ouvre les robinets, l'eau froide, et me jette sous la douche. Celle qui va me fouetter les sangs, m'éclaircir les idées, me ramener dans le monde des vivants. 

L'orage s'est déclenché ce soir, brutalement. Amené par des cohortes de nuages noirs ou mauves, tout plus menaçants les uns que les autres, grondant leur rage aux oreilles des mortels. Soudain, tout s'est tu, bref instant intemporel de silence et de grâce, presque palpable, précédant le déchaînement de la colère d'Éole. Puis le ciel s'est ouvert, les éclairs ont entamé leur sarabande mortelle et envoûtante. Le cri de colère des Cieux s'est répercuté partout, sur les tours de la ville comme au fin fond des allées sombres. Le vent, destructeur, a tout balayé sur son passage, préparant la venue de la pluie, source de vie et de mort. L'eau s'est abattu sur le monde, sur moi, chaude, cinglante, en grosses gouttes de plus en plus rapprochées, jusqu'à se transformer en véritables trombes, rideaux opaques et gris. La puissance brute, animale, de l'orage s'est déchaînée pendant une éternité. Quelques instants. Avant de poursuivre son chemin sans se retourner.

Une brume vaporeuse s'est mise à monter du sol détrempé, faisant fumer l'asphalte des rues, modifiant les repères habituels de mon environnement. Renaissance. J'avais l'impression que dehors, perdu quelque part au milieu de ce brouillard, un ange souriait en me regardant. Moi qui suis restée, totalement inconsciente, bras ouverts, tête levée vers le ciel, yeux fermés, sur ma galerie, en prise avec les éléments qui me giflaient, me secouaient, me détrempaient. 
La nuit est venue, douce, rafraîchie, remplie de senteurs nouvelles et enivrantes. Je suis restée longtemps dehors, à écouter renaître les bruits et les choses. Les vêtements collés au corps, les tétons de mes seins tendant le tissu de mon débardeur. Rien n'est plus sensuel que la caresse d'une chaude pluie d'été, une pluie tropicale, passionnée, en furie. 

La folie me guette, je le sens. La fatigue est là, compagne indissociable de mes nuits, de mes journées. Tapie dans un coin de mon corps, prenant de plus en plus de place, envahissant l'espace de mes pensées. L'orage a ouvert une porte en moi, des images de corps sensuels, mouillés, enlacés, s'entrechoquent dans ma tête, mes yeux ne peuvent se fermer sur ses abstractions, j'ai l'impression de pouvoir les toucher.
Le simple geste de me tourner me demande maintenant un effort presque insurmontable. Un effort inhumain. Mon corps alourdi par le poids de cette fatigue ennemie proteste, gémit, se révolte. Bouge !, me hurle une voix dans mon crâne. Se battre. Encore et toujours. Avec quelle énergie ? La seule qui me reste, celle du désespoir…

La nuit est claire, la lune presque ronde luit doucement, adoucissant les ténèbres, apprivoisant la noirceur. Par le cadre de la fenêtre je regarde les nuages, ceux qui restent, ceux qui refusent de disparaître, ceux qui ont le ciel pour terrain de jeux, et qui se poursuivent, se déforment, se mêlent… Dragons, licornes et autres animaux fabuleux se font et se défont devant mes yeux rougis et las. Ma volonté vacille, le précipice est si près. Je n'ai même plus la force de tirer le rideau, d'effacer le bonheur de ces nuages qui me narguent. Ma main est lourde, et le message de mon cerveau atrophié par l'épuisement n'a plus le rayonnement suffisant pour l'atteindre. Alors je garde les yeux fixés, fixes, sur la nuit qui s'empare de moi. 

Quand tout cela a-t-il commencé, cette offensive, cette main-mise sur tout ce qui fait mon être profond ? Je suis incapable de seulement me rappeler un seul sommeil réparateur au cours de ces dernières années. De plus en plus interminables.
Il n'existe plus qu'une seule solution. A portée de main. Depuis longtemps. Mais aujourd'hui je suis vaincue, terrassée par ces frères ennemis sans visage que sont l'insomnie et l'épuisement. Je ne veux plus que dormir, sombrer dans le puits sans fond du repos. Une seule solution. Je le sais, je le sens. Je suis prête. 

Montréal,
Le 18 juin 2003

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