Note de l'auteur :
Ce texte date d'il y a quelques années déjà, avec une connotation fortement personnelle...
Soyez indulgents car il est très imparfait et très loin de moi telle que je suis maintenant, dans le temps comme dans l'espace.
C'est aussi éloigné du chef-d'œuvre que moi du Pape, pour être tout à fait franche !! Alors ayez pitié...
5 septembre
Aéroport de Londres-Heathrow. Un soir triste descend lentement sur la fin d'après-midi grisâtre et pluvieuse de ce jour d'automne qui n'en finit plus de s'étirer.
Une jeune femme, une jeune française, déambule dans le terminal des vols internationaux, entre les magasins " tax free " et les bars. Elle vient d'enregistrer son sac à dos de randonnée (une bonne quinzaine de kilos à la pesée) au comptoir de la compagnie Qantas et elle a maintenant une heure devant elle avant le décollage. Une heure à tuer. Comme dans tous les grands et moins grands aéroports, il n'y a pas grand-chose à faire en attendant le moment d'embarquer. Elle s'ennuie. Déjà. Malgré son habitude des grands départs. Alors elle rentre dans une librairie, flâne un moment en feuilletant des revues et soudain, sous le coup d'une impulsion subite, elle achète un carnet et décide d'y raconter son voyage. Peut-être pour ne rien oublier cette fois du périple extraordinaire qu'elle s'apprête à faire au pays d'Oz, pays que l'on nomme aussi l'Australie. Une véritable île-continent à explorer...
Elle ne réalise pas encore qu'elle part à l'autre bout du monde, et c'est comme cela à chaque fois, à chaque départ. Ce ne sera que lorsqu'elle posera le pied sur le sol de sa nouvelle terre promise qu'elle comprendra, qu'elle ressentira pleinement l'excitation. Comme toujours. Elle ne sait pas trop encore pour l'instant ce qu'elle va faire, comment elle va gagner son pain quotidien, mais la liberté totale qu'elle s'offre en quittant tout ce qui faisait sa vie depuis quelque temps promet d'être extraordinaire. Au sens propre.
Départ de Londres, enfin, avec une demi-heure de retard, toujours sous la pluie, ou plutôt une sorte de bruine, comme un crachin, et un ciel gris, bas et déprimant qu'elle est heureuse de laisser derrière elle. Le vol est interminable, il lui est impossible de bien dormir, coincée dans son siège étroit de classe économique.
Escale à Singapour, il est maintenant 17h50, heure locale. Elle ne reprend l'avion qu'à 22h35 pour sa correspondance… Elle en profite pour se dégourdir les jambes, marcher un peu après les douze heures de vol qu'elle vient de subir. Elle s'étire, commence une petite séance d'assouplissement sous les regards amusés du personnel de l'aéroport et ceux, plus gênés ou peut-être jaloux, des autres voyageurs.
Du terminal on peut accéder à une terrasse en plein air et un jardin de cactus. Elle monte, la chaleur lourde et moite l'enveloppe immédiatement. Même l'air est chaud et humide. Elle renonce très vite et rentre dans le hall. Elle décide d'aller faire un brin de toilette, de se rafraîchir. Le temps semble s'écouler très lentement, trop lentement, elle a déjà parcouru tout le terminal en long, en large et en travers. Elle observe les gens qui passent devant elle, tous ces passagers en transit. Essayant de s'imaginer leur destination, une petite partie de leur vie.
Elle est quasiment la seule femme seule.
Durant le vol qui la conduit de Singapour à Darwin, la petite ville du Nord de l'Australie où elle va atterrir, elle met à profit les heures où tout le monde somnole pour se documenter sur ce continent immense et si lointain, ce " down under country ", ainsi que le nomme ses habitants, qui la fascine et qui lui tend les bras. L'avion est à moitié vide, Darwin n'étant pas une grande ville comme Sydney, Perth ou Adélaïde, destinations plus courantes. Après avoir rempli, en riant pour la section des " avez-vous été reconnu coupable de crimes de guerre " et compagnie, le formulaire pour la douane que le personnel de bord a distribué plus tôt, elle essaye de dormir en rêvant à ses prochaines découvertes.
Arrivée à Darwin à 4h25 du matin. Elle récupère son unique bagage, puis c'est le passage obligatoire à la douane, très long. Elle découvre à cette occasion que les Australiens sont très pointilleux. Ils protègent leur pays, très isolé, de toutes contagions extérieures, de quelque nature que ce soit.
Lorsqu'elle en termine enfin, il fait encore nuit, mais la température extérieure est pourtant déjà de 30° C ! Elle se change dans les toilettes, enfile un T-Shirt et un short propres, passe au comptoir information et récupère un plan de la ville en se faisant indiquer le terminal des bus Greyhound Pioneer. Elle a prévu de partir dès aujourd'hui vers le bush central du pays. Le désert rouge, cœur originel de l'Australie, aimant puissant qui agit sur elle depuis si longtemps.
Avant de quitter l'aéroport, elle appelle sa famille, restée en France, simplement pour leur faire savoir qu'elle est bien arrivée (les parents ne peuvent pas ne pas s'inquièter), puis change un peu d'argent. Le dollar australien est à 4,54 francs. Ensuite elle prend une navette pour se rendre en ville. Il commence à faire très chaud, et surtout très humide. La sueur rend déjà ses vêtements moites, collants.
7 septembre
Darwin, extrême nord du Territoire du Nord. Début d'après-midi. Le terminal des bus Greyhound Pioneer semble assoupi sous la chaleur. Le passage est réduit au minimum. Quelques personnes isolées sont assises, dehors, à l'ombre, et attendent patiemment. Parmi elles, la jeune Française, seule, qui croque dans une pomme rouge.
Aujourd'hui elle s'embarque pour une traversée du nord au sud de l'île-continent, avec pour tout bagage son gros sac à dos et son enthousiasme. Elle s'offre cette grande bouffée d'oxygène et de liberté après plusieurs mois passés à essayer de se convaincre de ce qu'elle n'était pas. Six mois de travail, de sérieux, de "normalité ". Mais son côté bohème a repris le dessus : un beau matin, à peine quelques jours -une éternité- plus tôt, elle a posé sa démission sur le bureau de son patron, appelé ses parents pour dire au revoir et elle est partie. Direction l'Australie, via Londres.
Elle a toujours été comme cela, incapable de se fixer, elle aime prendre la route et partir vers de nouveaux horizons, libre et sans entraves.
Cette jeune baroudeuse est une nomade, sans attaches, la plupart du temps sans domicile fixe, comme elle le dit ironiquement, assumant totalement son choix de vie. Six mois de stabilité, pour elle c'est déjà beaucoup. Elle commençait à étouffer, elle a tant besoin de nature et de mouvement ! Et pourtant elle a arrêté son choix sur Sydney comme prochaine destination. Sydney, autre grande ville s'il en est, mais où elle a plus de chances de se dégotter un petit boulot. Le billet d'avion lui a coûté cher, et elle va vite avoir besoin de cash.
Si elle a choisi Sydney c'est parce la ville est non seulement la première colonie blanche à avoir été créée en pays d'Oz - colonie pénitentiaire à l'origine - mais aussi et surtout parce qu'elle est située dans l'une des plus belles baies du monde. C'est une ville bordée par la mer, qui, d'après ce qu'on lui en a dit, possède de nombreux espaces verts, comme ses magnifiques Jardins Botaniques. En outre, la forêt dense d'eucalyptus et les escarpements rocheux des Blue Mountains, autrement dit les Montagnes Bleues, ainsi dénommées à cause de la couleur que la brume donne aux feuilles des eucalyptus odorants, attendent le randonneur aventureux à moins d'une centaine de kilomètres à l'ouest de la ville, espace presque vierge et encore très sauvage. Elle espère que cela lui suffira. Elle aime tant ces endroits où rien n'arrête le regard, où la civilisation semble si lointaine, presque irréelle…
Aujourd'hui, elle se sent bien, libre et avide de grands espaces. Elle veut découvrir le véritable cœur de l'Australie, le désert et les aborigènes avec leurs traditions et leur histoire millénaires. Elle ne possède pas de voiture et n'a pas les moyens d'en louer ou d'en acheter une, alors elle a décidé de prendre le bus. C'est le moyen le plus économique pour circuler. Elle s'est achetée un " pass " kilométrique de 4 000 kilomètres, qui lui donne la possibilité d'aller où elle veut sur les lignes Greyhound Pioneer et de descendre quand elle le désire. Bref, de rester maître de son périple. Même si, et surtout parce que, celui-ci n'est pas planifié.
Elle part cet après-midi de Darwin pour arriver au bout du compte à Adélaïde, où l'attend une amie étudiante. Elle y fera une petite escale avant de repartir pour Cairns, sur la côte Nord-Est du pays, à la découverte de la Grande Barrière de corail et de la forêt tropicale du Queensland. Avant de se rendre à Sydney. Le " package " habituel de découverte du pays, le trio touristique gagnant. Mais après tout pourquoi pas ? Il faut bien commencer quelque part, prendre ses marques, ses repères, avant de se lancer dans le vide. Elle ne sait pas encore comment va s'organiser son périple. Elle n'a pris aucune réservation nulle part, compte passer quelques nuits dans les bus, et pour le reste elle avisera. Elle n'a pas vraiment réfléchi à tout ça. Elle se laisse toujours guider par son instinct et ses envies, au jour le jour, sans se soucier de rien, sauf de son budget, modeste et qui limite parfois ses tribulations. Mais quand on est débrouillard, et elle l'est assurément, l'argent ne compte pas vraiment…
Il est treize heures, elle s'est promenée toute la matinée dans Darwin, sous la chaleur tropicale moite et insupportable. Elle a trouvé la ville défraîchie et pas franchement belle, malgré le bord de mer, la végétation tropicale et les oiseaux colorés et bruyants. Elle a fini par se réfugier en centre-ville, dans un des cafés de la galerie marchande, pour prendre un petit-déjeuner tardif et copieux, en bénissant mentalement l'inventeur de la climatisation. Elle laisse ses pensées dériver vers son trajet jusqu'à Alice Springs, la ville du Centre Rouge... vingt heures de route à travers le bush, la poussière et la canicule !
Au cours de sa balade en ville elle a visité quelques galeries d'art aborigène. Les dessins et peintures sont magnifiques, symboliques et si mystérieux pour le néophyte. Des points de couleur, des demi-cercles, des courbes. Des toiles qui expriment toute une histoire. Elle aimerait en avoir une, mais elles paraissent vraiment trop chères pour sa bourse. De toute façon, elle préfère attendre de mieux connaître la culture aborigène. Une peinture ne s'achète pas, c'est plutôt elle qui vous séduit, vous ensorcelle et vous pousse à la ramener avec vous.
Elle se dit que Darwin est probablement un bon point de départ pour les gens qui souhaitent visiter les trois parcs nationaux du Top End, le Nord du Territoire du Nord. A savoir Kakadu (qui fait maintenant partie du patrimoine mondial de l'UNESCO), Litchfield et Katherine. La population est très cosmopolite, mélange de blancs, d'aborigènes, de métis et d'asiatiques. Le pays est jeune, son histoire moderne s'est construite au fil des vagues successives d'immigrants.
Les Australiens ont l'air bons vivants, chaleureux et communicatifs.
Maintenant elle est sagement assise sur un banc et attend tranquillement le bus qui va l'emmener au cœur du pays. Il fait très chaud, et l'air est saturé d'humidité.
Comme à l'aéroport, elle a enregistré son sac à dos, qui va partir dans la soute du véhicule. Elle ne garde avec elle que ses papiers, un peu d'argent, une brochure sur le Centre Rouge et l'histoire de l'Australie, ainsi que quelques affaires de toilette en prévision du long trajet : une brosse à dent, du dentifrice, une serviette et de la crème solaire hydratante. Plus un pull pour les nuits fraîches et son inévitable appareil photographique, un vieux Nikon qu'elle trimballe avec elle depuis Mathusalem, complice silencieux de sa vie.
Le bus arrive avec une heure de retard. Elle monte et s'installe à l'arrière, seule. Il fait frais dedans, c'est agréable. Il y a peu de passagers, peut-être une douzaine en tout. Apparemment les amateurs de route sont peu nombreux ! Elle se sent bien, son voyage commence juste et elle est tout excitée.
Elle s'appelle Sara, elle a vingt-six ans. Son port d'attache, comme elle dit, se trouve à l'autre bout du monde, dans le sud de la France. Elle finit toujours par y revenir, au bout de quelques semaines parfois, de quelques mois le plus souvent, voire de quelques années. Cependant elle n'y reste jamais bien longtemps, son envie de voyage est bien trop forte. C'est un véritable besoin, ancré au plus profond de son cœur, viscéral. C'est plus fort qu'elle, elle ne sait pas ce qu'elle cherche, ni même si elle cherche quelque chose, mais elle deviendrait folle si elle ne pouvait pas partir, s'en aller, comme ça, sans raisons particulières. Sa famille et ses amis ont du mal à la comprendre, mais ils ont appris à accepter.
La plupart des gens la trouvent au mieux insouciante et étrange, au pire irresponsable et inconsciente pour partir seule ainsi un peu partout dans le monde, dès que ses finances le lui permettent, sans se soucier de l'avenir ni de ceux qu'elle laisse derrière elle. Elle est égoïste, c'est certain. D'autres pensent qu'il faut un sacré courage et l'admirent pour ça. Elle, elle s'en fiche, peu lui importe ce que pensent les autres. Elle fait ce qu'elle aime, selon ce qu'elle ressent. Elle est ce qu'elle est, et tant qu'elle se sent bien dans sa tête et dans sa peau, elle ne voit pas de raisons de changer. Elle ne sait même pas si elle en serait capable.
Pour le moment, accoudée à la fenêtre, rêveuse, elle contemple le paysage qui défile sous ses yeux le long de la Stuart Highway, la seule route goudronnée qui traverse le pays du nord au sud, de Darwin à Adélaïde. Soit près de 3 500 kilomètres à travers le désert...
7 Septembre toujours
" Aujourd'hui j'ai décidé de commencer une sorte de journal, pour raconter cette traversée. Je crois que c'est une bonne idée. Ainsi je me souviendrai, même longtemps après, de ce que j'aurai ressenti en découvrant ce pays. Il va juste falloir que je m'y tienne et que j'écrive un peu chaque jour ! Mais je repense à d'autres voyages, je sais qu'on oublie vite les sensations, les impressions. Une de mes amies note toujours toutes sortes de réflexions sur ce qu'elle vit et découvre dans un cahier, et c'est très agréable de pouvoir le relire des mois après les évènements. De pouvoir faire ainsi remonter des images, des émotions du plus profond de soi et de sa mémoire. D'avoir en quelque sorte un confident, quelqu'un avec qui partager tout cela. Comme un ami, presque. Bref, je me lance…
Mon vieil appareil photo est prêt lui aussi, posé sur le siège à côté de moi. Sauf que je crois bien avoir oublié les piles de rechange !
Le bus quitte Darwin avec beaucoup de retard, j'ai somnolé sur un banc en l'attendant, il faisait une chaleur épouvantable. Nous prenons la Stuart Highway, la seule route goudronnée qui traverse le pays du nord au sud, à travers les étendues désertiques sans fin du Northern Territory.
A la sortie de la ville, des termitières géantes rappellent au voyageur, si besoin était, que l'Australie est un pays surprenant et inattendu. La terre devient ocre, le relief quasi inexistant, et la végétation d'arbres et d'arbustes est quant à elle relativement abondante, c'est assez surprenant. De temps en temps, mon bus croise la route d'un de ces fameux road-trains, ces camions tractant plusieurs remorques, d'une longueur impressionnante. J'ai lu quelque part qu'ils pouvaient atteindre jusqu'à 60 mètres de long ! J'aperçois par endroits des kangourous morts, écrasés ou heurtés par les véhicules, qui gisent sur le bas-côté de la route.
Pour les touristes européens, j'imagine que tout ceci reflète déjà le caractère différent et unique de l'Australie : distances démesurées, animaux étranges, désert ocre… Je me sens complètement fascinée par ce pays, je crois que je vais être dans mon élément ici. Moi qui ne me sens à ma place nulle part, trop différente de tous ces gens qui s'épanouissent dans une vie " normale ", un travail et une famille. J'ai besoin d'autre chose, de changements, de liberté, d'espace. Alors ici, sur ce continent à part, dans cette immensité solitaire qui semble hors du temps, j'ai l'impression étrange de me sentir un peu chez moi.
En fin d'après-midi, le soleil se couche, boule de feu orange qui illumine les rares nuages et colore le bush qui s'étend à perte de vue, quelle que soit la direction où l'on porte son regard. C'est beau, presque magique. Je n'en perds pas une miette. J'en ai vu beaucoup, des couchers de soleil. Sur la mer, la forêt, les montagnes, et ailleurs encore. Mais ici l'espace semble infini et les couleurs de la nature sont magnifiques, chaudes et fortes. Une émotion étrange me prend aux tripes.
Maintenant qu'il fait nuit, des kangourous, bien vivants ceux-là, s'écartent en bondissant au passage du bus. Je les vois dans la lumière des phares, ils me font penser aux lapins, qui pullulent en Europe, aveuglés et effrayés par les lumières des voitures.
Le paysage ne change pas beaucoup. Peut-être y a-t-il moins d'arbres. La plupart des passagers somnolent dans le bus. J'ai toujours le nez collé à la vitre. Je crois que j'ai gardé cette capacité, héritée de l'enfance, à me passionner pour tout. Ma curiosité est constamment en éveil, je dévore des yeux tout ce que je ne connais pas. Je suis une boulimique de découverte, une accro de la nouveauté. Je profite toujours à fond de mes voyages pour aller vers les autres, approcher de nouvelles cultures, et surtout découvrir une nature différente dans ses formes, ses couleurs, ses reliefs.
J'aime plus que tout les déserts, moi, la solitaire dans l'âme. Je leur trouve une beauté dangereuse et fascinante, inhumaine parfois. Les sensations éprouvées dans un désert sont très particulières et d'une intensité qui peut parfois être effrayante. Sentiment de n'être rien face à l'immensité aride, mais aussi d'être totalement, complètement libre… c'est ce que j'avais ressenti dans le désert de l'Ouest américain. C'est enivrant ! Et je rêvais depuis si longtemps du bush australien. Je ne sais pas trop pourquoi, cette attirance chevillée au corps, qui est devenue si impérieuse récemment que j'ai une nouvelle fois tout lâché. Je sais bien que cette "bougeotte" ne me rend pas facile à vivre, et encore moins à suivre. Pas plus d'ailleurs que mon caractère que l'on dit très affirmé (façon détournée de dire que j'ai un sacré tempérament, impulsif, égoïste et indépendant à l'extrême peut-être ?)…
Je suis tirée de ma rêverie par le freinage du bus. Le chauffeur nous annonce que nous stoppons, mais pour une petite demi-heure seulement. Nous sommes à Katherine, petite ville aux portes de l'outback, connue pour sa rivière qui serpente dans une série de gorges impressionnantes, et ses crocodiles d'eau douce, les " freshies ". J'aurais aimé découvrir plus avant le Top End et ses parcs nationaux, surtout Kakadu en fait, mais actuellement mes moyens sont malheureusement assez limités, je ne peux donc pas tout faire. J'ai dû me résoudre à faire des choix, et j'ai préféré me rendre dans le Centre Rouge.
Le bus s'est arrêté dans une station-service où j'achète un paquet de chips au vinaigre et une barre chocolatée en guise de dîner. Pas très équilibré, mais délicieux ! Il fait nuit. La chaleur est toujours là, moins étouffante cependant. Je profite de l'arrêt pour marcher un petit peu et faire quelques étirements, histoire de me détendre et me dérouiller les articulations. Curieuse, j'en profite pour regarder les prix de l'essence, et comparer. C'est moins cher qu'en France, un plein au sans-plomb vaut à peu près 40 dollars australiens, soit environ 180 francs (au lieu de 250 en France à l'heure actuelle, d'après ce que j'en sais).
De retour dans le bus, impossible de dormir vraiment, je somnole. Les bus sont confortables, mais il m'est difficile de dormir en restant assise, et je n'arrête pas de bouger. Je ne trouve pas de position satisfaisante. J'ai le cou raide et des fourmis dans les jambes. Je me déchausse et pose mes pieds sur le siège d'à côté. Vaine tentative ! J'aurais dû prendre un oreiller pour poser ma tête. D'ailleurs, certains des passagers ont prévu le coup, ils doivent avoir l'habitude des longs trajets, eux.
Vers 23 heures, le bus stoppe à nouveau, à Dunmarra cette fois. Ce n'est même pas une ville, il s'agit juste d'une station-service, jouxtée d'un parking pour routiers et d'un camping pour caravanes, le tout perdu dans ce qui est déjà le bush. Je suis une des rares à descendre. Je regarde le ciel, que se partagent les étoiles et quelques nuages. Je respire à fond. Je commence à ressentir l'immensité de l'Australie, au bord de cette route interminable qui va me conduire au cœur du pays. Il fait bon dehors. Ici, tout commence à paraître plus grand : le désert, le ciel, la route… le pays !
Je me dis que j'ai bien fait de choisir le bus pour cette traversée, car c'est bien en prenant son temps que l'on prend réellement conscience des distances. Petit à petit je me laisse envahir par une sensation étrange, je ressens le désert dans chaque fibre de mon être, à la fois le poids et la liberté de son immensité démesurée…
8 septembre
Vers 3 heures du matin, nouvel arrêt, à Tennant Creek, pour changer de chauffeur. Ce doit être vraiment éprouvant de conduire sur de telles distances, sur une route si droite et monotone, avec le danger permanent de voir surgir un kangourou ! Drôle de métier.
Tennant Creek, c'est la ville des pionniers. Enfin il fait frais dehors, et j'enfile mon pull-over. Cette ville me rappelle étrangement les bleds du Far-West américain par sa configuration. Elle s'étend tout en longueur, au bord de la Highway, envahie par des boutiques diverses (vidéos, garage, meubles…) et des bars-restaurants aux enseignes clinquantes. Quelques rues moins importantes partent perpendiculairement à cet axe central.
Puis c'est de nouveau le désert plat et sans fin. J'essaye de dormir, sans trop de succès. Mais la bonne surprise, c'est que je n'ai pas de courbatures. Pas encore en tout cas ! Au petit matin je contemple le lever du soleil sur le bush, lumineux et doré. La végétation est toujours plus abondante que je ne m'y attendais, même si elle reste limitée. La terre est rouge, ainsi que les termitières, petits pics qui pointent vers le ciel, qui n'ont rien de comparable avec les termitières géantes de Darwin. De temps en temps, nous croisons le lit d'une rivière, quasiment asséché. Il ne reste que quelques flaques par endroits. En été tout sera sec, j'imagine.
Les gens commencent à se réveiller dans le bus, même si personne ne parle. Il est encore tôt, et la nuit a été dure. Le conducteur s'arrête pour le petit-déjeuner dans une station-service du bush. J'en profite pour faire un brin de toilette : le visage, les mains, les dents. C'est sommaire, mais cela fait du bien, un peu comme si je lavais ma fatigue. Je soulage mes raideurs par quelques assouplissements.
Je ne me mêle pas aux autres voyageurs, qui s'installent à l'intérieur pour se restaurer. Je préfère rester dehors, au soleil. Je mange une pomme accompagnée d'un jus de fruits en marchant le long de la route. Il fait encore frais, mais le soleil monte, il va faire chaud et sec. Il n'y a plus un seul nuage dans le ciel d'un bleu pur et intense. Des aigles planent au-dessus du bush. Je tente d'en prendre un en photo en vol. Une éolienne se dresse dans le désert, tout près. L'image typique du Centre Rouge. Je respire à fond, je me sens bien.
Et c'est reparti ! Plus qu'une heure avant d'entrer dans Alice Springs, familièrement appelée Alice tout court par les Australiens. Nous y arrivons en début de matinée. Alice est une ville plantée au cœur du bush, au centre du pays, au milieu de nulle part. Mais il y a quand même un Mc Donald's ! Ah, ces Américains, il faut qu'ils envahissent toute la planète ! Au terminal des bus, Je récupère mon sac à dos et je demande un plan de la ville. Je n'ai aucun problème pour communiquer, car j'ai étudié les langues étrangères à l'université quelques années auparavant. De plus je voyage beaucoup, l'anglais est devenu comme une seconde langue maternelle pour moi, presque aussi naturelle que le français. Je me surprends même parfois à penser en anglais ! Il ne me reste plus qu'à m'accoutumer à l'accent terrible des locaux. Les premiers jours seront sûrement un peu difficiles, surtout à cause de leurs expressions d'argot, très typiques et que même les Anglais ont du mal à saisir, ou tout simplement à cause des mots familiers, qui se mêlent aux phrases plus classiques... Je pense que je devrais souvent faire répéter mes interlocuteurs. Mais ce n'est pas gênant, je finirai par m'y habituer après un petit temps d'adaptation, l'immersion totale dans un pays étranger étant la meilleure solution pour devenir complètement bilingue.
Je sors du terminal de bus et m'assois dehors, au soleil. Je laisse la douce chaleur de ses rayons pénétrer en moi pendant que j'étudie la carte qu'on vient de me remettre. Ca fait du bien. Puis j'attrape mon sac à dos et je pars me promener. J'apprécie de pouvoir enfin me remuer. Il fait très beau, mais pas encore trop chaud, c'est agréable. Un petit vent frais souffle par moment. Je passe devant plusieurs hôtels et autres logements, et finis par me poser à l'écart du centre-ville, au Toddy's Backpackers Resort où je prends une chambre pour la nuit.
C'est, comme son nom l'indique, un hôtel pour " backpackers ", ces baroudeurs jeunes et sans trop de moyens financiers qui se baladent autour du pays avec leur sac de randonnée sur le dos. C'est parfait pour moi, c'est tout à fait mon style, et ce n'est pas cher. Je m'installe, j'ai préféré une chambre individuelle aux dortoirs. Après tout, tant que j'ai encore de l'argent en poche !
Que c'est bon de pouvoir enfin prendre une douche ! Je prends mon temps et j'en profite pour dorloter un peu mon corps en le tartinant de crème hydratante. Je ne le ferai peut-être pas tous les jours. Ensuite je m'allonge un instant, détendue, et je réfléchis à ce que je vais faire maintenant.
Je finis par me décider : le meilleur moyen pour découvrir le Centre Rouge, au moins pour commencer, c'est encore de prendre un guide, donc un tour organisé. D'habitude je n'aime pas trop cela, car il faut alors se plier à un itinéraire précis et souvent ultra touristique, et je préfère nettement partir à l'aventure dans des coins moins connus, moins fréquentés. Toutefois je vais me réserver un peu de temps bien à moi après, je pourrai donc me balader comme bon me semblera. Et j'aurai vu l'essentiel.
Je me rends donc à la réception afin de me renseigner sur les tours. Je découvre vite que les excursions dans le désert ne manquent pas à Alice Springs ! C'est même l'activité principale de la ville, on dirait. Justement, l'hôtel est partenaire d'un organisme qui organise des safaris camping de trois jours/deux nuits ou cinq jours/quatre nuits dans le bush, en mini-bus 4x4 et avec un maximum de dix-huit participants. Le prix est raisonnable, car le camping est une façon de voyager très abordable, plutôt jeune et sportive en plus. Alors je décide de m'inscrire. Départ le lendemain matin à 6 heures 45 devant le Toddy's. Je sens que ça va être dur ! Ma réservation effectuée, je pars me promener en ville, tranquillement. Il est midi.
Alice Springs est une ville d'aborigènes et de touristes. Je rentre dans un magasin d'opales, cette pierre australienne bleu-vert très particulière. Le commerce est tenu par un couple de chercheurs. La dame est sympathique et volubile. Comme je montre beaucoup d'intérêt pour son travail, elle m'en explique les secrets.
J'apprends ainsi à reconnaître une bonne opale, grâce à plusieurs facteurs déterminants tels que la couleur, les reflets, ou la conformation, et à différencier les qualités d'opales : les opales pures et précieuses, les " doblets ", c'est-à-dire un seul côté précieux, et enfin les " triplets " lorsque le doblet est recouvert d'une couche de verre qui fait briller la pierre et peut parfois induire en erreur le client sur le prix. La propriétaire me montre plusieurs pierres en exemples.
Puis je la questionne sur son quotidien, car j'adore ces rencontres impromptues qui me permettent de découvrir la vie des gens. Elle me raconte qu'elle cherche des opales depuis plus de quinze ans, mais qu'elle n'en a fait son métier à plein temps que depuis 1993, avec son mari qu'elle a converti à sa passion. Car c'est une vraie passion, exigeante. Ses yeux brillent, elle parle de l'excitation de la recherche, du forage, de l'attente d'un bon gisement. Elle et son mari possèdent une concession à cinq cents kilomètres de là, en descendant vers Coober Pedy, la ville des mineurs. Elle raconte qu'autrefois ils vendaient leurs pierres sur les marchés le week-end. Puis ils ont acheté ce magasin et elle s'y investit beaucoup, même si elle avoue qu'elle attend toujours la fin de la semaine avec impatience pour retourner sur le terrain. Je suis suspendue à ses paroles. Elle me montre les bijoux qu'elle et d'autres mineurs ont fabriqués : opales serties en bagues, pendentifs, boucles d'oreilles, montres. Puis, fièrement, elle sort une énorme opale somptueuse aux reflets intenses d'un coffre. Elle vaut plus de 3000 $ australiens, soit près de 15000 francs !
C'est passionnant. J'écoute et j'avoue que j'admire cette femme qui a choisi de vivre pleinement sa passion, malgré les conditions de vie difficiles que cela entraîne. Je crois que quelque part on se ressemble, elle et moi. Le temps passe, et quand je sors de la boutique, sans avoir rien acheté, l'heure du déjeuner est passée depuis longtemps.
Eblouie par le soleil, je marche d'un bon pas, mes lunettes opaques vissées sur le nez. Je rentre dans plusieurs galeries d'art aborigène pour admirer leurs travaux magnifiques : les objets, comme les innombrables didjeridoos, ces instruments de musique aborigènes en bois creux, mais surtout les dessins, étranges et hauts en couleurs. Je farfouille, hésite, mais finalement ne parviens pas à me décider. Je n'ai pas le coup de cœur nécessaire pour un achat impulsif. J'aurai toujours le temps de me décider plus tard.
Je visite le centre-ville, très animé, et fais quelques courses : pommes rouges et barres céréalières, les meilleures alliées contre les fringales. Je m'offre aussi un petit plaisir : je m'arrête dans la galerie marchande et déguste une crêpe banane-chocolat. Après tout je suis en vacances, et je ne me préoccupe pas de mes quelques petits kilos superflus. Il paraît d'ailleurs que mes rondeurs sont charmantes, dixit quelques amis masculins ! Mais là, j'ai quand même des doutes.
Sur le chemin du retour, je repasse au terminal des bus me renseigner sur les horaires des départs pour Adélaïde. Je n'y avais même pas pensé ce matin, quelle idiote ! Puis je passe au Mc Donald's juste à côté (souci d'économie !) dévorer un gros hamburger. Je n'ai pas mangé de viande depuis deux jours, ça fait du bien et je me cale l'estomac pour un bon moment.
Avant de retourner définitivement à mon hôtel, je fais un dernier léger détour car je suis curieuse de voir les locaux des " Royal Flying Doctors ", ces docteurs du bush qui se déplacent en avion jusque dans les coins les plus reculés et les plus isolés du désert pour visiter leurs patients. C'est tout l'Australie, ça !
J'aime bien cette ville, un peu triste car il n'y a pas grand-chose à y faire finalement, et pourtant joyeuse car conviviale et remplie de touristes venant découvrir le bush. En tout cas, c'est une ville unique, en plein cœur du pays, encaissée entre deux chaînes de montagnes ocres, et qui s'étend le long d'une rivière presque toujours asséchée, la Todd. D'où le nom, peu original, de mon hôtel. La nuit tombe et je rentre donc au Toddy's.
Je prépare mes affaires pour le lendemain, je fais du tri, je crois que je vais en laisser une partie ici, j'ai vu qu'ils avaient un local de stockage gratuit en bas. Je les récupèrerai en revenant, et je dormirai très certainement ici au moins une nuit. Il est encore tôt, il doit à peine être 22 heures 30, mais je suis fatiguée, j'ai du sommeil en retard. Je veux être en forme pour profiter pleinement de mon safari. En espérant que le groupe sera composé de personnes dynamiques et sympathiques.
Je me couche et je sombre très vite dans un sommeil profond, sans rêves.
9 septembre
Le réveil sonne, bip-bip continu et strident. Je me dépêche de l'éteindre. Je suis déjà debout depuis un quart d'heure. Je me suis réveillée spontanément, fraîche et dispose. Je m'habille rapidement : bermuda, tee-shirt, et les inévitables chaussures de marche, confortables et légères. J'enfile également une chemise, car le petit matin est plutôt frisquet. Assise au coin de mon lit, je m'oblige à grignoter une barre de céréales, accompagnée d'une pomme et d'un jus de fruits. D'habitude je ne mange pas le matin (je sais, ce n'est pas bien). Ensuite j'inspecte ma chambre à fond. Je me sais tête-en-l'air et je ne veux rien oublier derrière moi, pour une fois.
Puis j'attrape mon sac, sors de la pièce en refermant doucement la porte pour ne pas réveiller mes voisins et me rends à la réception déposer la clé. Le jour se lève lentement. Je rejoins les quelques personnes qui attendent déjà dehors. Apparemment, toutes les excursions démarrent à l'aube ! La réceptionniste m'a dit que mon mini-bus n'allait pas tarder, alors je m'appuie contre le mur et je patiente. Effectivement, le véhicule arrive, tractant une remorque pour les bagages et la nourriture.
Celui qui doit être notre guide en descend. Il a un air typique de bushman, tout au moins de l'idée que l'on peut s'en faire : short, chemisette beige à manches courtes, chapeau traditionnel australien et grosses chaussures de marches montantes. Il ne lui manque plus que les lunettes de soleil, et j'imagine que ce sera pour plus tard ! Je critique, mais en fait j'aime bien ce style, pratique et décontracté.
Il s'approche et demande avec un sourire qui il emmène pour le safari de cinq jours dans le bush. Nous sommes deux à répondre. Un homme d'une quarantaine d'années, qui donne son " voucher ", autrement dit son ticket, au guide et monte s'installer dans le bus. Et moi, qui suis obligée de chercher cette fichue réservation au fond de mon sac, je n'avais pas pensé à ça ! Il faut dire que je n'ai pas l'habitude de ce genre d'expédition organisée. Et je ne suis pas du matin, non plus ! Ca n'aide pas.
Je tends finalement le bout de papier au guide qui me sourit malicieusement et se présente. Il s'appelle Stuart, il est australien et il a l'air très sympathique. Il est jeune, peut-être trente ans, et je trouve son large sourire franc et séduisant. Il me plaît beaucoup, son sourire, mais aussi quelque chose dans son regard, comme une petite flamme… je crois bien que je craque !
Ce safari s'annonce plutôt bien en fin de compte, non ?
Il vaut mieux que je rie de mes propres pensées. Je prends place dans le bus, sur un siège isolé. Je préfère ne pas risquer de tomber sur un voisin ennuyeux ou casse-pieds ! Je suis de nature plutôt prudente. Pour l'instant nous ne sommes qu'une dizaine. Il y a trois autres Français dans ce groupe, un couple et un jeune homme seul, ainsi que des Australiens, et des Hollandais si je ne m'abuse, d'après ce que je pense reconnaître de leur accent.
D'autres personnes se joignent à nous aux arrêts suivants. La plupart d'entre elles sont relativement jeunes, entre vingt et trente-cinq ans. Mais je ne suis pas très douée pour donner un âge aux gens, en général. Je commence à discuter avec mes compatriotes, inévitablement. C'est étrange pour moi de parler le français, si loin de la France. Certains mots m'échappent, et j'ai d'ailleurs déjà tendance à penser en anglais. C'est assez drôle.
Le bus quitte la ville pour entrer dans le désert. Ce matin nous allons à Ayers Rock, qui est peut-être le site touristique le plus connu du Centre Rouge, ainsi que se nomme le cœur du pays. C'est à plus de quatre cents kilomètres de là, autant dire quelques bonnes heures de route en perspective. Heureusement, des haltes sont prévues en chemin. Et finalement ce long trajet va nous permettre à tous de faire un peu connaissance les uns avec les autres. De toute façon, je commence à avoir l'habitude des longs trajets, je suis vaccinée dorénavant !
J'apprends dans la conversation que le couple de français est en vacances au pays des Wallabies pour trois semaines. Quant au jeune homme, français lui aussi et plutôt pas mal de sa personne je dois bien l'avouer, il voyage seul. Il joue les baroudeurs depuis maintenant deux mois à travers l'île-continent. Il s'appelle Thomas, il est étudiant. J'apprécie d'emblée son esprit ouvert. Il a déjà vu pas mal de pays, notamment le Queensland où j'ai prévu de me rendre après ma traversée du bush. Il va pouvoir m'en parler, et nous pourrons également discuter de Sydney, qu'il a très envie de visiter.
Le premier arrêt de la matinée s'effectue dans une ferme de chameaux, qui est aussi une station-service. J'imagine que l'essence est une denrée précieuse par ici, un peu au même titre que l'eau mais dans un autre registre de nécessité. Je n'aimerais pas tomber en panne au milieu de nulle part ! Stuart fait le plein. Je me promène, j'observe les chameaux. C'est un peu étrange de découvrir ces animaux ici, mais après tout c'est le désert, alors il n'est pas étonnant que les hommes blancs aient importé de tels animaux lorsqu'ils ont colonisé le pays. Ils s'adaptent très bien au milieu. C'est juste un peu surprenant car on ne s'y attend pas vraiment. Mais l'Homme a toujours eu l'esprit pratique.
Je bavarde avec un des australiens, Mark. Lui aussi voyage seul, il est comptable à Melbourne, a vingt-huit ans et profite de ses congés pour découvrir une partie de son pays qu'il ne connaît pas encore. L'Australie est tellement vaste, ainsi que j'ai pu m'en rendre compte, qu'il n'est encore jamais venu dans le bush central. Ca paraît fou, n'est-ce pas, quand on est européen et qu'on ne connaît pas l'immensité de ce pays !
Mark est drôle, intéressant, et l'entente entre nous est immédiate. Il me rappelle un de mes meilleurs amis, spontané et authentique. Au cours de la discussion, nous sommes pris d'un irrésistible fou rire car je suis totalement incapable sur le moment de me souvenir de la marque de ma voiture. Asiatique ça c'est sûr ! Il m'en cite une bonne dizaine, mais rien à faire, je ne " tilte " pas. En fait, c'est une Daihatsu.
De retour dans le bus, plusieurs personnes s'étonnent de l'abondance relative de la végétation pour un désert. Je me posais moi aussi la question depuis un bon moment. J'ai même vu des fleurs, blanches, jaunes, roses ou mauves, qui égayent par endroits l'uniformité ocre du bush. Stuart nous apprend qu'il y a eu deux périodes de pluies cette année, ce qui est assez inhabituel et explique le phénomène. Mais bientôt l'été sera là, et tout deviendra sec et poussiéreux. Stuart a un accent australien marqué, et, amusée, je dois traduire certains mots pour les Français qui ne sont pas encore habitués à cette prononciation particulière.
C'est vrai qu'ici nous sommes au printemps, les saisons sont inversées par rapport à l'hémisphère nord. Si on peut parler de printemps ! Car en fait il faut plutôt parler d'une saison sèche et une saison humide, ici dans le Northern Territory, couplées au climat désertique du bush (nuits froides et journées très chaudes). Ailleurs c'est un peu différent, le pays est tellement vaste que les climats changent.
Le second arrêt de la matinée est très court, juste le temps de se dérouiller les jambes et de prendre une photo du Mont Conner dans le lointain, une sorte de bloc rocheux rouge et plat qui se dresse dans le désert, comme un avant-goût d'Ayers Rock. Puis nous reprenons la route, cette route qui semble n'aller nulle part, infiniment droite. J'aime déjà ce désert rouge et poussiéreux.
Je regarde Stuart qui conduit. Même de dos il me fait craquer ! J'aime sa nuque, ses cheveux, son sourire de profil lorsqu'il se tourne vers le passager avant pour lui parler. Je me dis que j'aurais bien aimé avoir cette place à côté de lui. Mais c'est l'homme du Toddy's, un anglais, Peter, qui vient rendre visite à son frère installé à Adélaïde, qui a ce privilège. Fugitivement, je me demande si Stuart est libre. Je devrais peut-être songer à regarder s'il porte une alliance ! Je me traite mentalement d'idiote et je chasse rapidement cette idée bizarre de ma tête. Je n'ai vraiment pas besoin de ça maintenant.
Tout d'un coup, Stuart ralentit en plein milieu d'une interminable ligne droite et arrête le minibus sur le bas-côté de la route, dans la poussière. Il descend, et nous tous, ses passagers, nous l'imitons, perplexes, en nous demandant ce qu'il y a à voir à cet endroit précis. Pas grand-chose à première vue, d'après moi. Je contemple tout autour de moi le désert plat et rouge. Avec un petit sourire en coin, Stuart nous annonce gaiement que nous allons ramasser du bois, celui qui va nous servir le soir même pour le feu de camp, en l'occurrence. Il montre l'exemple et ramène quelques branches mortes bien sèches qu'il pose derrière la remorque.
Chacun s'y met de bon cœur, et c'est un spectacle insolite de voir tout un groupe, hétéroclite comme le nôtre, se disperser dans le bush à la recherche de bois mort. Je m'amuse beaucoup, j'observe les gens, leur manière de transporter les branches. C'est très révélateur selon moi ; il suffit de voir le couple de français, un peu emprunté, embarrassé, craignant de se salir, puis de se tourner vers Thomas et Mark qui empoignent le bois à pleines mains, sans hésiter et font même les idiots. Cet " exercice " confirme bien ce que je craignais : certains n'ont vraisemblablement pas l'habitude du camping ! Je crois même que pour certains il s'agit d'une première expérience, ça promet… Malgré tout cette tâche nous rapproche tous un peu plus.
La pile de bois sec augmente très vite. Stuart grimpe alors sur le toit de la remorque. Il attrape le bois que chacun lui fait passer et l'empile habilement. Lorsque je lui tends une branche, il prend le temps de relever la tête, il me regarde dans les yeux et me remercie gentiment. J'aime la façon qu'il a de prononcer mon prénom, et ce petit sourire qui accompagne son regard vif. Je me détourne et l'observe d'un peu plus loin. J'attrape mon appareil et prends quelques photos sur le vif. J'adore ça, quand les gens ne font pas attention, qu'ils ne posent pas.
Stuart attache solidement le tas de bois. Nous secouons tous la poussière ocre qui marque maintenant nos vêtements et nous remontons dans le bus.
Plus tard, nous passons à l'aéroport d'Ayers Rock afin de récupérer les deux derniers membres du groupe, qui ont préféré nous rejoindre directement ici. L'aéroport, c'est en tout et pour tout une piste et un terminal plantés au milieu du bush. Il n'y a absolument rien autour, si ce n'est la route qui y conduit. C'est assez curieux, et très inhabituel.
Stuart se rend dans le terminal se renseigner sur l'arrivée de l'avion. Accompagnée par Thomas et Mark, je descends du minibus et nous discutons au soleil. Au passage, j'en ai profité pour " emprunter " le chapeau de notre sympathique guide, oublié sur le tableau de bord du véhicule. Je le mets sur ma tête, il est un peu grand pour moi. J'aime ce style de cow-boy australien, un peu à la " Crocodile Dundee " ! Stuart revient à ce moment-là, pour nous dire que l'avion n'a pas encore atterri. Il m'aperçoit, et me sourit gaiement en me disant que cela me va très bien. J'ai les yeux qui brillent, je sais pertinemment que les chapeaux me vont bien - ma mère disait souvent que j'avais une tête à chapeaux, ce qui me faisait toujours rire.
J'ai envie de lui faire du charme, son sourire est vraiment trop craquant ! Mutine, je lui souris en retour. Il me précise alors qu'il faut sept lapins pour faire un tel chapeau de bushman. Amusée, je rétorque que ça doit être difficile actuellement, car il nous a expliqué plus tôt que les lapins d'Australie avaient été décimés par un virus. Cette remarque le fait rire, et je me sens heureuse. Il me répond qu'effectivement j'ai mis le doigt sur un vrai problème, et j'ai envie d'éclater de rire. Mine de rien, je crois que nous sommes en train de devenir amis et complices, tous les deux !
Puis Stuart retourne dans l'aérogare, car l'avion est là. Il nous ramène les deux personnes qui manquaient encore à notre groupe. Ce sont deux Allemandes, amies d'enfance qui s'offrent de belles vacances entre copines. Elles ont peut-être trente-huit ou quarante ans, mais semblent assez dynamiques. Je viens à leur rencontre, je suis toujours très curieuse. L'une, Anna, est comptable - tout comme Mark - et l'autre, Eva, travaille dans l'édition. Elles ne doivent pas être des habituées du camping, à mon avis.
Avant de quitter l'aéroport, Stuart se tourne vers nous et nous demande à tous de nous présenter rapidement les uns aux autres, puisque le groupe est maintenant au complet. C'est un début pour faire connaissance, même si moi et quelques autres avons déjà bien entamé les discussions.
Nous sommes finalement seize au total. Je ne m'étais pas trompée, les jeunes du fond sont bien Hollandais. Trois garçons et une fille, étudiants en Australie et qui profitent de quelques jours de vacances pour " bouger ". Il y a également un couple d'Irlandais et deux Australiens, professeurs d'anglais en Tasmanie, en plus des gens que je connais déjà. Pour autant que je puisse en juger pour le moment, le groupe a l'air plutôt chouette.
Nous quittons le parking de l'aéroport et Stuart reprend la route. Peu après, il arrête son véhicule sur une aire de repos et annonce le déjeuner. Enfin ! Je commençais à avoir très faim. Tout le monde donne un coup de main pour sortir les assiettes et les couverts de la remorque. Nous installons tout ça sur une grande table en bois surmontée d'une sorte de toit qui procure un peu d'ombre. Le soleil tape dur.
Ce midi, c'est un pique-nique buffet. Chacun se sert, parmi les plats de victuailles disposés sur un côté de la table, et confectionne ses propres sandwiches : thon, viande, oeufs durs, tomates, concombres, fromage... En dessert, fruits frais. C'est frais et délicieux, et le petit-déjeuner semble tellement loin pour tout le monde ! Je meurs de faim, je me sers deux fois. Il fait chaud, et il y a beaucoup de mouches, c'est horripilant. J'ai l'impression d'être assaillie en permanence !
Lorsque nous avons terminé, chacun lave son assiette dans une bassine prévue à cet effet, puis essuie et range. Rassasiés, les gens commencent à se mélanger et à se parler, autour d'un café australien. C'est insipide, clair comme le café américain. Ca n'a pas de goût. Je déteste ça, et à voir l'expression des autres européens je comprends que je ne suis pas la seule.
Stuart nous explique le programme du safari. J'avoue que je n'écoute pas vraiment, je le regarde parler, cachée derrière mes lunettes de soleil opaques. J'ai toujours aimé observer les gens. En plus, il est vraiment charmant !
Nous repartons enfin, direction les Monts Olgas, Kata Tjuta en aborigène. C'est une formation géologique très particulière : il s'agit de trente-six dômes ocres surgissant brusquement du désert. C'est étonnant et géologiquement très curieux. Stuart nous apprend que ces monts ont une signification spirituelle très forte pour les aborigènes, mais qu'ils n'ont cependant jamais voulu expliquer aux hommes blancs. Seuls certains aborigènes sont initiés à ces secrets bien gardés.
Il nous parle des aborigènes, je l'écoute très attentivement, puis nous nous mettons en route pour une marche de deux heures sur un petit sentier qui serpente entre les dômes. Je suis devant, je marche d'un bon pas. Je discute avec Stuart, nous parlons voyage et découverte. Apparemment nous sommes sur la même longueur d'onde ! Notre séduisant guide est comme moi, dans une moindre mesure cependant. Lui non plus ne tient pas en place très longtemps, il aime bouger et voir du pays. Mais jusqu'à présent il s'est contenté de l'Australie. C'est facile de lui parler, il est ouvert et franc, direct. J'aime ça.
Puis, comme je ne peux quand même pas le monopoliser complètement, je m'écarte et je commence à discuter avec Katia, la jeune Hollandaise. Celle-ci a vingt-cinq ans, et fait sa maîtrise de droit à Adélaïde. Nous nous entendons plutôt bien, Katia est curieuse et dynamique. Mark se joint à nous, et notre trio prend rapidement de l'avance sur le reste du groupe. Stuart, quant à lui, fait demi-tour et nous laisse continuer. Il retourne au minibus et va faire le plein d'essence en nous attendant. Il nous a demandé de revenir à partir d'un certain point, car il veut être sûr d'avoir le temps de se rendre ensuite à Ayers Rock admirer le coucher du soleil sur le célèbre rocher.
Mark, Katia et moi discutons gaiement, tout en prenant des photos des hautes parois impressionnantes des dômes. Nous parlons de voyages, de nos passions, et de nos premières impressions sur ce désert infini. Arrivés au point de demi-tour, Katia et moi décidons de continuer un peu, nous avons encore le temps, nous sommes allés vite apparemment. Mark préfère nous attendre, il nous regarde descendre l'abrupt sentier rocailleux et étroit qui traverse ce que l'on appelle la Vallée des Vents, puis remonter la pente en soufflant. Nous croisons d'autres groupes de touristes et nous les saluons gaiement. Le paysage est vraiment magnifique.
Puis, sans nous presser, nous revenons vers le bus. Stuart est là, il nous sourit et nous demande si tout va bien. Son sourire s'agrandit lorsque Katia et moi lui apprenons que nous sommes allées un peu plus loin que prévu. Nous remontons tous dans le bus et en route pour Ayers Rock, Uluru pour les aborigènes, le plus fameux paysage d'Australie !
Ayers Rock est en effet le plus grand monolithe du monde, il est très impressionnant et surprend le voyageur dans ce désert si plat : 350 mètres de haut, 9 km ½ de circonférence et 33 km² environ de roche orange dominant une plaine ocre qui s'étend à perte de vue. On peut d'ailleurs le voir sur une grande majorité des cartes postales australiennes !
Pendant le trajet, Stuart nous explique que ce rocher tient une place prépondérante dans les croyances aborigènes, il est enraciné dans leur culture. Pour eux, ce rocher est sacré. De nombreuses légendes racontent l'histoire des êtres ancestraux qui l'ont créé et qui y ont vécu.
En arrivant enfin sur le site, nous constatons que nous ne sommes pas les seuls à attendre le coucher du soleil. Ayers Rock est un passage touristique obligé, inscrit au programme de tous les circuits du Centre Rouge. C'est bien à cause de ça que je n'aime pas les circuits organisés ! Il y a trop de monde. Il faut que je me concentre sur ce que je vois.
J'en profite pour aller aux toilettes. Il y a bien sûr la queue devant les cabinets des femmes, car plusieurs cars sont arrivés en même temps que nous. Je déteste attendre, surtout que je sais que les femmes prennent en général leur temps. Alors, sans gêne et sans aucune hésitation, je passe du côté des hommes. Je suis la seule femme à le faire, même si certaines aimeraient bien oser m'imiter. Je croise Stuart en sortant du petit bâtiment, il sourit et je ne détourne pas les yeux. Mon aplomb tranquille l'amuse beaucoup. J'adore cette lueur dans ses yeux clairs, sa façon de me regarder avec presque de la tendresse.
Puis je rejoins les autres qui ont choisi un point de vue à l'écart de la " foule " et se sont installés pour le spectacle à venir. Car le coucher du soleil sur Ayers Rock est un moment très prisé. Je remarque au passage les groupes de touristes huppés et un tantinet snobs qui ont droit à un traitement de faveur : coupes de champagne, canapés et petits fours, le tout servi sur des tables recouvertes de nappes blanches immaculées. Une certaine idée du luxe… Je les regarde avec un mélange de pitié, d'ironie et de condescendance, je trouve tout cela un peu ridicule mais finalement très drôle. Et puis chacun fait ce qu'il veut. Alors s'ils aiment ce cirque, après tout, pourquoi pas ? Il faut de tout pour faire un monde…
A l'écart de ce cirque cérémonieux, les gens de mon groupe discutent avec animation. Ils ont sortis du bus des briques de vin australien et des boîtes de petits gâteaux et ils partagent un apéritif convivial en admirant les changements progressifs de couleur du rocher. Je les rejoins. Ainsi, en dégustant un verre de rouge ou de blanc et en grignotant des biscuits salés, nous contemplons le rocher orangé qui s'embrase aux rayons du soleil couchant, puis vire au mauve avant de sombrer dans la nuit. C'est magnifique, et je dois admettre que les critiques dithyrambiques des brochures touristiques ne sont pas usurpées. Il serait dommage de manquer ce spectacle.
Je parle avec Stuart, je l'interroge sur sa vie, sa famille. J'apprends ainsi qu'il est originaire de Sydney, où ses parents vivent toujours, mais qu'il préfère, et de loin, la nature à la ville. La vie de citadin ne lui convient pas. C'est pour cette raison qu'il est devenu guide touristique, d'abord dans le Nord puis dans le désert central. En plus, son métier lui permet de voir du pays. Et il adore ça. Je comprends très bien cette attitude, moi la bohémienne un peu sauvage. Moi que la ville et la foule oppressent. Alors je lui parle de mes voyages, des pays que j'ai découverts et aimés. L'Écosse en particulier et ses Highlands envoûtants.
Il m'avoue qu'il est heureux de rencontrer quelqu'un qui lui ressemble, " free spirit ", qui n'hésite pas à aller voir le monde sans se soucier de l'argent ou de la stabilité d'une vie bien rangée, agréable sûrement, mais un peu monotone. Je crois que nous ne sommes prêts ni l'un ni l'autre à nous fixer quelque part, de toute évidence. Il glisse aussi dans la conversation, avec beaucoup de naturel, qu'il est libre et seul. Sur le coup je ne relève pas, comme si je n'y avais pas prêté attention, mais je suis contente de l'entendre. C'est une question que je me posais depuis le premier regard, je crois bien. Et c'est une excellente nouvelle ! J'avoue malgré tout que je me pose des questions, je me demande s'il m'a dit cela intentionnellement. Je préfère pour l'instant ne pas trop m'attarder sur ce point. Je suis assez surprise par ma propre réaction, je ne connais Stuart que depuis ce matin et ne crois pas au coup de foudre. Alors pourquoi désirais-je tant qu'il soit célibataire ?
Il fait nuit à présent, et nous venons d'arriver au campement de ce premier soir, qui se compose de neuf tentes de deux places chacune déjà montées. Je les examine. En fait on pourrait facilement y dormir à trois ou quatre, d'après moi. C'est un camp permanent, presque du camping de luxe finalement car il n'y a pas d'installation à faire.
Chaque tente contient deux sacs de couchage, deux " swags ", comme les appelle les Australiens. Ce sont en fait des sacs de couchage dépliés à l'intérieur d'une sorte de toile bâche imperméable et coupe-vent qui elle-même comprend une épaisseur de mousse dans la doublure -une sorte de petit matelas intégré, pour le confort. La toile peut se replier jusque sur la tête. C'est ultra pratique et ce système rend la tente quasi inutile durant la saison sèche, car ni l'humidité ni le vent ne peuvent y pénétrer (quoique l'humidité en plein désert…).
A côté de cet alignement, une grande tente sert de cuisine : elle se compose en tout et pour tout d'une grande table sous une toile et un grillage style moustiquaire. C'est là que Stuart et quelques jeunes, parmi lesquels moi, bien sûr, débarquons les caisses contenant les plats et autres ustensiles de cuisine. Un peu plus loin, deux douches et des toilettes attendent les touristes fatigués.
Les gens sortent leurs affaires du bus. A chacun de trouver avec qui partager sa tente ! Katia me demande avec qui je compte dormir, et je lui réponds que je préfère dormir dehors, à la belle étoile. Ceux qui ont entendu sont assez étonnés, un peu sceptiques. Ils doivent probablement me trouver bizarre et un peu folle. Déjà que je voyage seule, au " feeling ", sans rien prévoir par avance…
Stuart se contente d'un sourire et d'un petit regard en coin, complice. Il comprend, je le sens. J'explique à Katia que je dors le plus souvent possible à la belle étoile, car j'ai tendance à souffrir de claustrophobie et puis j'adore avoir le ciel et les astres au-dessus de ma tête, je ne connais pas de plus beau plafond. Je dois avoir une âme de grande romantique. Mais c'est tellement mieux de dormir dehors, avec les bruits de la nuit, du vent et des animaux...
Les gens se douchent, s'installent, et aident à préparer le repas. C'est exactement ce que j'apprécie dans le camping, ce partage des tâches qui rapproche le groupe, cette convivialité et la bonne humeur générale. Thomas et un des jeunes Hollandais, Franck, ont déchargé le bois de la remorque. Stuart allume le feu de camp et le barbecue. Ce soir, viande grillée et petits oignons au menu.
Le repas est un moment chaleureux. Les nuits sont fraîches dans le désert, nous avons tous formé un cercle autour du feu, assis sur des petites chaises pliantes ou des grosses pierres. Les flammes dansent sur nos visages. Nous discutons. Les Français ont tendance à parler entre eux, car leur niveau d'anglais n'est pas brillant. Moi, j'écoute les autres, fascinée par les accents, tous différents pour une même langue. C'est étrange de se retrouver au milieu, à écouter les intonations, la prononciation… Je savoure cet instant, j'adore me retrouver avec des gens de langues et de cultures différentes. Le groupe est international, et c'est cela qui me plaît. Du coin de l'œil, j'observe discrètement Stuart parler et rire, les yeux brillants.
La fraîcheur est tombée sur le désert maintenant. Stuart est parti préparer le café. Je me lève et je vais chercher mon pull dans mon sac. C'est un gros pull noir, avec un énorme nounours souriant sur le devant. Stuart me voit revenir vers le groupe, me sourit et me dit que mon pull est vraiment très mignon. Il me demande si c'est un cadeau, et je lui explique que c'est ma mère qui me l'a offert. Je me dis que c'est peut-être une façon détournée de se renseigner sur moi et ma vie privée. Ou c'est un compliment sans arrière-pensée. Dans les deux cas, sa remarque me fait très plaisir.
Nous retournons nous asseoir près du feu, côte à côte. Ce soir, tout le monde est fatigué, car nous nous sommes tous levés aux aurores ce matin : de quatre heures pour Stuart à six heures pour les derniers. La soirée se termine donc tôt, chacun va se coucher, avec son compagnon de tente.
Je demande à Stuart si je peux dormir n'importe où, s'il n'y a pas de problème. Il écarte les bras, comme pour englober l'immensité du désert, me sourit et me répond que tout cet espace est à moi, je n'ai que l'embarras du choix. Je souris aussi et je vais installer mon swag sous les étoiles, un peu à l'écart des tentes. Le ciel est magnifique, extraordinaire, presque magique. Si vaste, infini. Des milliers d'étoiles brillent de tout leur éclat. J'inspire une grande bouffée d'air pur et glacé, puis je me glisse dans mon sac de couchage, bien au chaud.
Stuart s'est installé sous le toit de la grande tente. Il y a du vent cette nuit, les rares buissons bruissent dans la brise. Tout le monde dort. Sauf moi, je n'arrive pas à fermer l'œil et à sombrer dans le sommeil, je ne sais pas trop pourquoi. Sûrement un reste du décalage horaire, ou peut-être le fait de me retrouver en plein désert, dans un endroit aussi beau et spectaculaire. Je pense à toutes sortes de choses, à ma vie, mon errance. Quelqu'un ronfle fort dans une des tentes, c'est horripilant. Et bien entendu je n'arrive plus à faire abstraction de ce bruit, je n'entends plus que ça. Excédée, je me lève, il doit être environ deux heures du matin, et je marche un moment au clair de lune en espérant que cette petite promenade nocturne suffira à me détendre. J'ai le cœur qui bat très vite, et je me force à inspirer et souffler très lentement pour me calmer. Je pense à Stuart, j'aurais envie d'être avec lui ce soir, dans ses bras. Je finis par retourner me coucher et je parviens à m'endormir après m'être tournée et retournée dans mon swag pendant un long moment.
10 septembre
Au petit matin j'entends le réveil de Stuart sonner, car je dors juste en face de lui. Il est cinq heures et quart et il fait nuit noire. Au programme de ce matin, le lever de soleil sur Ayers Rock, ce explique notre réveil plus que matinal.
Stuart allume sa lampe torche, s'extirpe de son sac de couchage et s'habille tranquillement, sans se douter que moi aussi je suis réveillée. Je le regarde faire en souriant, appuyée sur un coude. J'ai conscience de jouer les voyeuses, mais après tout je ne fais rien de mal.
A mon tour je me lève, enfile mon jean et mon pull et rejoins Stuart sous la grande tente. Il fait encore froid. Je l'aide à préparer le petit-déjeuner, en installant la table. Il a l'air heureux de me voir. Lorsqu'il me dit bonjour, avec un grand sourire chaleureux, il me passe un bras autour des épaules et me demande doucement si j'ai bien dormi. Nous sommes très proche l'un de l'autre, je le regarde droit dans les yeux et lui rends son sourire. A cet instant, j'ai très envie de l'embrasser, mais pourtant je n'en fais rien. Je ne veux surtout pas précipiter les choses. L'idée passe aussi par la tête de Stuart, j'en mettrais ma main au feu, mais je me recule légèrement avant qu'il n'ait pu se décider. Il y a bien quelque chose entre nous, un lien particulier, mais c'est encore un peu tôt. Je me demande quand même si je lui plais vraiment, et je préfère repousser vigoureusement cette pensée. Je manque de confiance en moi dans ce domaine là, je crois. Lui doit être intrigué autant qu'attiré par moi.
Pour l'instant, nous sommes complices, et c'est déjà beaucoup. Suffisant. J'ai besoin d'être sûre, je dois avouer que je n'ai pas l'habitude de ressentir un tel bouleversement en moi. D'ordinaire je n'hésite pas à séduire les hommes qui m'attirent, pas plus que je n'hésite à les laisser tomber, parfois au terme d'une seule nuit, sans aucun scrupule ni aucun regret. Jamais je ne me suis réellement attachée à un homme, quel qu'il soit. Je n'en ai jamais eu envie. Je suis capable de me comporter comme une véritable garce dans mes relations avec les hommes. Sauf en amitié, car je suis alors toujours loyale et généreuse. Ou tout au moins j'aime à le croire. Mais aujourd'hui je ne comprends pas ce que je ressens, ce trouble et cette envie folle d'être avec lui… En tout cas, il me met de bonne humeur dès le matin, avec son sourire adorable !
Cinq heures trente. Stuart réveille les autres pendant que je prends mon petit déjeuner : céréales, lait et fruits, le tout mélangé dans une même assiette. Moi qui d'habitude me contente d'un jus de fruits le matin ! Mais aujourd'hui je veux m'obliger à manger pour prendre des forces en prévision de la marche de ce matin. En fait, je découvre que l'appétit est bien là, je dévore ma préparation en un clin d'œil. Peut-être est-ce dû à l'air pur du désert !
Les autres émergent petit à petit de leurs tentes, les yeux gonflés de sommeil. Pendant ce temps, Stuart rallume le feu, les braises sont encore tièdes de la veille et le bois bien sec s'embrase rapidement. Il montre la table bien garnie d'un geste du bras et invite les gens à venir se servir. Il nous laisse manger, tous regroupés autour de la chaleur du foyer, et va prendre sa douche. Katia ne peut s'empêcher de me demander si j'ai passé une bonne nuit, si je n'ai pas eu peur toute seule dehors. Je ris, je lui assure que j'ai l'habitude, et que c'est bien plus agréable de dormir à la belle étoile, surtout dans un endroit pareil. Je ne crains ni les araignées, ni les serpents. J'ajoute, à l'intention de tous, qu'ils devraient essayer.
Une fois le petit-déjeuner englouti, nous lavons les assiettes et les bols en faisant la chaîne (ça va plus vite) et nous rangeons le tout, sous la direction de Stuart qui a fini sa toilette. Puis nous vidons les tentes, en vérifiant soigneusement que rien ne traîne. Je n'ai pas ce souci. A six heures et demi, le camp est plié, tout le monde est prêt pour la balade du matin.
Nous prenons le bus pour nous rendre à Ayers Rock, ou Uluru selon la dénomination aborigène, et Stuart met à profit le trajet pour nous parler des croyances et des légendes qui sont rattachées à ce fameux rocher. Ce dernier, ainsi que les terres sur lesquelles il est situé, appartient aux aborigènes Anangus qui gèrent ce parc national en collaboration avec l'ANCA (l'agence australienne pour la défense de l'environnement). Stuart nous parle de Tjukurpa, " le temps des rêves ", la loi traditionnelle qui explique et guide l'existence chez les aborigènes, et des légendes de la création du monde tel qu'il est aujourd'hui par des êtres ancestraux, ainsi que des relations étroites qu'ont tous les êtres les uns avec les autres.
Il nous explique que les Anangus n'escaladent jamais le rocher, sauf sans le cadre d'une initiation spirituelle à la signification très forte, car il est sacré pour eux. L'important pour les aborigènes est d'essayer de faire comprendre cela aux touristes, de leur faire partager un peu de leur spiritualité. Ils demandent d'ailleurs à ces derniers de respecter les interdictions de prendre des photos des sites sacrés et de ne pas emmener de morceaux de rocher avec eux.
Je ne suis vraiment pas sûre que tous les touristes qui passent ici respectent ces volontés ! Il y a toujours des idiots ou des irrespectueux partout.
Stuart précise que les touristes qui le désirent sont tout de même autorisés à grimper sur le monolithe, en suivant un unique chemin très précis et délimité. Les aborigènes le tolèrent, même s'ils ne l'approuvent pas.
A chacun de choisir !
Je décide de ne pas escalader, par respect pour ces gens qui nous accueillent sur leurs terres et nous font partager leur culture millénaire, par respect pour leurs croyances, et surtout par respect pour eux, ce qu'ils sont. Je n'ai pas pris cette décision pour lui, mais je sais que Stuart apprécie mon choix, car lui aussi a un immense respect pour ce peuple pacifique à qui les Blancs ont un jour volé les terres, en décimant les populations, il n'y a pas si longtemps de cela...
Certains choisissent d'escalader, alors Stuart les laisse au pied du rocher, au bas du sentier. Les autres préfèrent faire le tour de la base à pied, comme moi. Deux marches sont possibles : soit le tour complet, ce que je choisis sans hésiter, ainsi que Mark, Thomas et Peter ; soit un demi-tour de cinq kilomètres seulement, parfait pour le couple de Français et les deux Allemandes notamment. Katia, elle, fait partie du groupe qui a choisi de monter jusqu'au sommet. Stuart me dépose avec mes compagnons puis emmène les derniers un peu plus loin pour leur balade plus courte, et de ce fait il va avec eux. Je regrette qu'il ne soit pas avec moi, je voudrais tant partager mes impressions avec lui. Une autre fois, j'espère.
Le soleil se lève sur le bush, le rocher s'illumine, il devient orange. Les couleurs chaudes du désert sont magnifiques, encore rehaussées par des touffes de fleurs roses et mauves. Moi et mes trois nouveaux amis découvrons, de loin, les sites sacrés tout autour du rocher, sites réservés à l'initiation spirituelle des hommes ou des femmes aborigènes. Nous admirons des peintures sur les parois des grottes en essayant de deviner la signification des différents symboles. Nous nous avançons jusqu'à un trou d'eau permanent peu profond en profitant des explications d'un groupe en visite guidée, en observant les oiseaux qui s'envolent sur notre passage.
Nous discutons gaiement de pleins de choses, de nos vies respectives et de nos emplois. Nous ne voyons pas le temps passer. La marche est facile mais agréable, et le paysage vraiment unique.
Nous rejoignons les autres au pied de l'unique sentier qui monte le long de la paroi. Ceux qui sont déjà là mangent des pommes ou se reposent à l'ombre en attendant les retardataires. Il fait maintenant très chaud.
Puis nous nous rendons tous ensemble au centre culturel aborigène d'Uluru, afin d'en apprendre un peu plus sur ce peuple si différent, sur ses traditions et son style de vie ancestral, d'aucun dirait archaïque. Je dois admettre que moi je suis fascinée par cette culture si éloignée de la mienne. Une culture vieille de trente mille ans, proche de la nature et des éléments...
Nous en profitons également pour nous rafraîchir, et je troque mon jean contre un short en coton, nettement plus agréable. Quand je croise Stuart, au hasard de mes pérégrinations dans les diverses salles du centre, il me sourit et me pose brièvement la main sur l'épaule. J'aime ce simple contact, son regard chaleureux et vif, son sourire toujours un peu taquin lorsqu'il m'est destiné.
Puis nous reprenons le bus, et nous nous arrêtons bientôt pour déjeuner. Comme la veille, il s'agit d'un pique-nique simple mais bon, dehors dans le bush. Pendant que nous mangeons nos sandwichs, Stuart nous parle des aborigènes et du désert. Il nous montre une fleur jaune qui sécrète un nectar que les aborigènes mangent comme une sucrerie. Je suis curieuse, j'ai envie de goûter. Il me tend une fleur et me montre comment faire pour atteindre le nectar. C'est bon, doux et sucré, de la consistance du miel. Lorsqu'il me donne la plante, nos doigts se touchent, un contact très bref, presque un frôlement. Je frissonne, étonnée du chambardement que ce simple geste provoque en moi. J'évite soigneusement de le regarder dans les yeux, pour ne pas me trahir. Mais peut-être pourrais-je y découvrir le même trouble ? Je rêve ! Je me concentre sur la fleur et me contente de savourer cette friandise inattendue.
Plus tard, nous nous rendons à Kings Creek Station, une ferme de chameaux (encore !) où nous allons camper cette nuit. C'est loin, le trajet en minibus est relativement long. Stuart a mis de la musique pour nous distraire, des cassettes de pop-music et de rock. Quelques-uns uns somnolent, fatigués par le lever matinal et la chaleur de cette après-midi. Mark, Thomas et moi nous amusons à deviner le plus rapidement possible le titre et l'interprète des chansons, ce qui donne lieu à quelques fous rires impromptus. Ensuite nous nous mettons à chanter doucement, pas toujours dans le ton. Même carrément faux, en fait. Stuart sourit en nous regardant dans son rétroviseur, je le vois bien. Je crois qu'il apprécie notre énergie et notre spontanéité, à défaut de notre talent, car cela l'aide à rester bien éveillé sur cette route monotone. Et j'aime le voir sourire, surprendre cet éclat dans ses yeux...
Nous faisons une halte en chemin, pour casser un peu ce long trajet et nous dégourdir les jambes, mais aussi et surtout pour ce que nous appelons maintenant en plaisantant la " corvée de bois ". Nous ramassons tous de bon cœur les branches qui nous serviront ce soir pour ce qui va vite devenir, je crois, le désormais traditionnel feu de camp.
J'avoue que je suis heureuse d'avoir vu aujourd'hui des aborigènes fiers de leur culture. J'ai en effet trop souvent lu dans les guides sur l'Australie qu'en ville ou dans les banlieues urbaines, les aborigènes ont l'air perdus, hagards, sous l'emprise du pire fléau amené par les blancs : l'alcool. Le fossé entre nos deux civilisations est bien trop grand pour pouvoir être comblé en quelques dizaines d'années, et ils n'ont été rattrapés par la civilisation qu'au début de ce siècle, pour la plupart d'entre eux. Le décalage doit être un véritable choc pour eux et leur manière de vivre ancestrale, confrontée brutalement et inéluctablement à notre société moderne. Je crois que nous, occidentaux, avons perdu de vue des choses essentielles, comme le respect de la nature et des autres êtres vivants, quels qu'ils soient. Aujourd'hui j'apprécie de découvrir des aborigènes authentiques et sobres, fiers de ce qu'ils sont, liés à leurs terres et à leurs traditions. L'alcool est d'ailleurs strictement interdit ici, à Uluru.
Nous arrivons à Kings Creek Station dans l'après-midi et déchargeons tranquillement le véhicule au milieu du campement. C'est une réplique du camp de la veille : neuf tentes de deux places chacune plus une grande tente-cuisine, les douches et les sanitaires étant un peu à l'écart.
En attendant le soir, plusieurs possibilités nous sont proposées : nous pouvons effectuer un tour en hélicoptère, en chameau ou en kart dans les environs de la ferme. Pour ma part, j'ai déjà survolé en hélicoptère le Grand Canyon du Colorado aux Etats-Unis, quelques années auparavant, c'était d'ailleurs une expérience extraordinaire. J'ai également déjà essayé la balade à dos de chameau au Maroc, et même si j'aime expérimenter de nouvelles choses, le kart ne me tente pas trop. Et puis cela reste relativement cher pour quelqu'un comme moi, alors je préfère opter pour l'option farniente et douche. Au moins, c'est gratuit !
J'aide Stuart et quelques autres à tout installer. Franck et Jack, un de ses copains hollandais, déchargent le bois que nous avons ramassé sur le bord de la route, un peu plus tôt dans l'après-midi. Ils allument le feu de camp. La nuit tombe lentement. Je vais prendre une longue douche chaude. J'ai la tête pleine de questions. Stuart m'a en effet redit aujourd'hui, dans la conversation, comme " en passant ", qu'il était libre. Je me dis que s'il ne fait rien ce soir, je prendrai les devants. Je ne veux surtout rien regretter, car je ne suis pas du genre à ressasser le passé, ce qui aurait pu arriver. Je refuse également de penser à l'avenir, car cela me fait mal, déjà, de songer que je vais partir loin d'ici (loin de lui ?). De toute façon je suis incapable de me projeter dans le futur, je n'ai aucune idée de l'endroit où je serai dans un mois, ni de ce que j'y ferai ! Et puis je sais, je le sens, qu'il m'apprécie beaucoup... Advienne que pourra ! Au pire, j'aurais essayé. Mais je ne crois pas au pire.
Ce soir, dîner au barbecue, de nouveau. C'est la grande spécialité australienne - incontournable ! Stuart prépare le repas, il essaye une recette de sauce pour accompagner le poulet prévu au menu. Je m'étonne un peu et je me moque gentiment de lui : un homme qui fait vraiment la cuisine, et pas seulement deux oeufs sur le plat ou des pâtes, ça ne court pas les rues (quoique les rues, ici, dans le désert...). Il rit, et ajoute, goguenard, qu'il n'a pas les proportions exactes de sa recette, c'est expérimental ! Il ne ment pas, mais il se fiche quand même un peu de moi... Puis il se met à préparer du pain à l'ail et aux herbes. Il m'étonne de plus en plus.
Je le taquine à nouveau, la tentation est trop grande, je ne peux pas résister. Il a un solide sens de l'humour, et cet échange nous permet de nous rapprocher l'un de l'autre. Nous sommes quasiment seuls dans la grande tente, alors j'en profite pour accaparer Stuart. Je goûte ses " créations " en plongeant un doigt dans les différents plats, je fais la grimace avec une lueur moqueuse au fond des yeux, et j'éclate de rire devant son air inquiet et interrogateur. Il rit alors lui aussi, puis me pose une main sur l'épaule et me dit d'un faux air sérieux de faire attention à ne pas sous-estimer ses talents. La complicité qui nous unit est tangible, presque palpable. Pendant un moment nous avons complètement oublié le reste du groupe.
Puis nous mettons tout à cuire sous la braise, dans des marmites en fonte, à côté du feu proprement dit. Mark et Katia nous rejoignent pour nous donner un coup de main. Ils installent les chaises pliantes autour du foyer. Puis nous sortons les assiettes et les couverts. Tout le monde est là, à présent, le groupe s'est rassemblé autour du feu. La nuit s'annonce fraîche et j'ai sorti mon pull, celui qui plaît à Stuart. De toute façon, je n'ai que celui-là.
Le repas commence et il s'avère qu'il est succulent. Plus personne ne parle, on n'entend plus pendant un moment que le bruit métallique des fourchettes heurtant les assiettes. La plupart des membres du groupe se resservent, car il faut avouer que c'est vraiment délicieux. Tout le monde félicite Stuart, qui me jette un regard amusé et me fait un clin d'œil.
La discussion s'anime ensuite avec le café, nous parlons des langues et des accents qui sont si différents. C'est très drôle. La seule phrase que Mark connaît en français est : " voulez-vous coucher avec moi ce soir ? ", et il me la sort à brûle-pourpoint, ce qui nous fait tous beaucoup rire. Vivent les chansons ! Les anglophones avouent avec humour qu'effectivement c'est une des premières choses qu'un étranger apprend à dire en français. J'ai l'habitude, ce n'est pas la première fois qu'on me sort cela pour essayer de m'impressionner ou simplement pour me faire rire. Depuis le temps que je bourlingue à droite à gauche ! Quant à Franck, il nous raconte en souriant ses démêlés avec les langues, que ce soit l'allemand ou le français qu'il tente désespérément d'apprendre depuis peu. Visiblement il n'est pas très doué, pour notre plus grand bonheur ! Nous nous moquons gentiment de lui, mais sans aucune méchanceté. Tout le monde participe, c'est très convivial.
C'est un moment vraiment très sympathique. Je savoure la soirée, et j'observe Stuart du coin de l'œil, j'aime le regarder. Cependant tout le monde est fatigué, il se fait tard, alors un par un les gens vont se coucher. Je reste près du feu, je ne suis pas pressée. Je vais dormir dehors à nouveau et je veux être sûre cette fois de me placer loin des ronfleurs ! Je n'ai pas pris de swag dans une des tentes, il va falloir que je demande à Stuart de m'en trouver un si je ne veux pas déranger les autres une fois qu'ils seront installés. Mais j'avoue que je ne m'inquiète pas pour ça, ce n'est pas un problème.
Je me rapproche du feu, et Stuart vient s'asseoir à côté de moi. Je lui souris. Il me tient compagnie, et c'est très agréable. C'est ce que j'espérais, pour être tout à fait franche. Nous parlons pendant une bonne demi-heure, d'un peu de tout, l'un à côté de l'autre, les flammes dansantes éclairant de reflets mouvants et chauds nos visages détendus. Nous sommes seuls tous les deux maintenant, les autres sont tous couchés. Je suis heureuse de cet instant partagé. Je voulais qu'il reste avec moi, et apparemment cela lui convient très bien.
Au bout d'un moment, nous nous levons, et Stuart remet quelques morceaux de bois sur le feu. Je l'aide à ranger les quelques tasses qui traînent encore sur le sable rouge. Je rentre dans la grande tente et pose ma tasse vide sur la table. Je m'étire, à la manière d'un gros chat. J'avoue que je commence à me sentir fatiguée. Stuart arrive derrière moi, pose ses mains sur mes épaules et me les masse gentiment. Je me laisse aller et m'appuie contre lui. Il m'enlace tendrement et m'embrasse dans le cou. Je passe une main derrière sa nuque et je me retourne, je suis dans ses bras et je le regarde droit dans les yeux.
Nous nous embrassons alors passionnément et il me serre très fort contre lui. Je crois bien que nous attendions tous les deux cet instant depuis longtemps, depuis le premier regard peut-être. En tout cas c'est un moment très fort, j'ai l'impression que plus rien n'existe autour de nous. Finalement je me recule légèrement, et je lui souris tendrement. Ce soir, je sais où je vais dormir !
Il éteint la lumière, au cas improbable où quelqu'un se lèverait. Nous restons un moment dans la tente, enlacés, à échanger des mots tendres dans l'intimité de l'obscurité relative de la nuit. Puis il prend son swag et en me tenant la main il m'emmène à l'écart du camp, dans le bush. Il fait frais, nous nous dépêchons de déplier le sac de couchage, prévu pour une seule personne à l'origine, et de nous glisser à l'intérieur. Je me blottis dans ses bras. Nous avons les étoiles au-dessus de nos têtes qui semblent veiller sur nous, et l'infini de la voûte céleste qui nous donne l'impression d'être seuls au monde, en communion parfaite avec la nature. J'ai les mains glacées, les pieds aussi. Je le préviens gentiment, il rit, alors je n'hésite pas et je me serre contre lui, il est chaud, c'est agréable. Je mets mes mains sur sa peau en lui demandant avec un air coquin de me réchauffer. Il frissonne en souriant et m'attire tout contre lui, peau contre peau. Nous nous embrassons, échangeons des caresses, discutons.
Je lui avoue franchement que j'avais très envie de dormir avec lui, dans ses bras, et que j'aurais probablement pris l'initiative s'il ne l'avait pas fait. Je suis toujours extrêmement directe, mais ça n'a pas l'air de le choquer, au contraire il me sourit. Je me sens tellement bien avec lui. En riant, je lui demande si cela lui arrive souvent, de craquer pour une de ses passagères, je crois que j'ai besoin d'entendre de sa bouche que notre relation est particulière, différente. Il me regarde droit dans les yeux, me lance un " non " véhément et sans appel, surpris par ma question, même posée sur un ton ironique et enjoué. Je lui souris, c'est tout ce que j'avais besoin d'entendre, je me sens rassurée, et il me serre à nouveau tout contre lui.
11 septembre
Le réveil sonne à cinq heures et quart. Stuart l'éteint, se tourne vers moi et m'embrasse doucement. J'ouvre les yeux sur ce sourire si tendre que j'aime tant et je lui rends son baiser. Je suis toujours dans ses bras.
J'ai passé une très bonne nuit, blottie tout contre lui, même si je n'ai pas trop dormi, assoiffée de câlins et de tendresse…
On s'accorde dix minutes avant de se lever. Il fait nuit noire, et le froid du désert est bien vif. Je le regarde, et je lui avoue que j'adore son sourire, si craquant. Il rit, un peu embarrassé, il n'a probablement pas l'habitude d'une telle franchise. Je le taquine, amusée. Nous finissons par nous lever, conscients que nous disposons de peu de temps à nous consacrer le matin.
Nous nous habillons rapidement et nous allons préparer le petit-déjeuner. Il m'enlace et m'embrasse avant d'aller réveiller le reste de la joyeuse troupe. Je lui passe la main sur la joue avec un regard gentiment réprobateur, il pique, il commence à avoir besoin de se raser. Il le sait, et me sourit sans rien dire. Il se contente de m'embrasser à nouveau. Puis il passe devant les tentes et lance un " it's time to get up ! " sonore.
Je sens que ça va être dur de ne pas être ensemble dans la journée ! Car je crois bien que ce ne serait pas du meilleur effet, un guide sortant avec une cliente de la compagnie qui l'emploie et dont il est responsable. Même si nous deux c'est différent, notre relation est plus forte que ça, je dois bien l'admettre.
Pour l'instant, ça m'est égal. Je me sens tellement bien ce matin. Je rallume le feu, les braises sont encore tièdes de la veille. Le bois sec s'embrase très vite et des flammes commencent à réchauffer l'air. Je dévore un bol de céréales imbibées de lait froid, et quelques fruits, comme la veille. Je discute avec Peter et Mark, je me sens en forme, déjà complètement réveillée. Au contraire de la plupart des autres, qui semblent éprouver quelques difficultés à émerger de leur sommeil à une heure aussi matinale.
Lorsque Stuart revient de la douche, il s'approche de moi avec un grand sourire. Je remarque aussitôt qu'il s'est rasé pour moi ! J'ai envie de prendre son visage entre mes mains et de l'embrasser, mais bien sûr je n'en fais rien. Je me contente d'un sourire tendre et d'un regard complice. Reconnaissant, aussi, je l'avoue. C'est quand même plus agréable, un homme rasé de près. Il est vraiment adorable, je fonds littéralement lorsqu'il me sourit, et ses yeux sont si pleins de vie, de rire. Il y a comme deux étoiles au fond de ses beaux yeux clairs… je sais, ça fait très cliché, et pourtant c'est ce que j'y vois. C'est la première fois que je saisis vraiment le sens de cette expression très fleur bleue.
Je ne me reconnais plus, ce n'est pourtant pas mon style de raconter de pareilles bêtises ! En tout cas, je me sens vivante, ici, dans ce désert, à ses côtés. C'est étrange. Il y a si longtemps que je n'ai pas rencontré d'homme qui me plaise autant. Quand j'y réfléchis, en fait, je n'ai jamais rencontré quelqu'un comme Stuart, dont je me sente si proche, quelqu'un capable de me comprendre. Moi qui ne m'attache jamais, qui me sers des hommes sans vergogne et sans faire de sentiment. Moi qui n'ai jamais voulu me stabiliser, me fixer… Mais qu'est-ce qui m'arrive aujourd'hui ? Il faut que j'arrête un peu de gamberger.
Lorsque je lui ai dit, ce matin, qu'il était unique, il m'a répondu qu'il était simplement lui. Et justement, c'est aussi ça que j'apprécie en lui : sa simplicité, en plus de sa tendresse, sa curiosité et son énergie. Mais je ne veux pas tomber amoureuse ! J'écarte cette idée saugrenue et je finis de ranger mes affaires dans mon sac, avant de monter dans le minibus rejoindre les autres.
Ce matin nous partons pour une longue marche (plusieurs heures, je crois) d'exploration de Kings Canyon, un site géologique réputé magnifique. Chacun a sa petite bouteille d'eau à la ceinture. J'ai envie de découvrir l'Australie avec Stuart, de partager mes émotions avec lui. L'idée de marcher à ses côtés me donne des ailes. Malheureusement, le groupe se fractionne très vite.
Katia, Thomas, Mark et moi nous retrouvons en tête, loin devant. Nous n'avons pourtant pas l'impression de marcher vite, mais notre cadence doit être rapide. En tout cas, le résultat est là : les autres ne suivent pas, ce qui oblige Stuart à rester à l'arrière avec les derniers pour s'assurer que tout va bien. Je le regrette beaucoup, en fait je leur en veux, à tous ces traînards ! Mais ma mauvaise humeur ne dure pas (elle ne dure jamais). Je refuse de laisser quoi que ce soit gâcher mon voyage, alors je me concentre sur le paysage, vraiment exceptionnel, et sur le sentier rocailleux qui nous emmène au sommet du canyon.
De temps en temps nous attendons les autres, au moins pour être sûrs de suivre le bon chemin, les bonnes balises. Quand ils nous rejoignent, Stuart passe à côté de moi, pose brièvement sa main sur mon épaule et me dit un mot gentil avec son sourire si adorable (je sais, je radote). J'aime ces petites attentions.
Kings Canyon est magnifique, c'est vrai. Du haut, la vue sur le bush est imprenable et illimitée. Le bush à perte de vue, sans aucun signe de vie, plat et infini, éclairé par les rayons dorés du matin. De l'autre côté, c'est le canyon étroit et ses parois lisses qui plongent à pic vers une rivière qui coule tout au fond de l'abîme. J'ai le vertige, donc j'évite de m'approcher trop près du bord, malgré les encouragements de Mark. A l'endroit où nous nous tenons, le décor est tout aussi étonnant : un nombre impressionnant de dômes plissés, structures rocheuses sculptées par le temps et l'érosion, constituent ce que l'on nomme " the Lost City ", la cité perdue. C'est un paysage presque lunaire, si ce n'est la couleur, ocre.
Nous descendons dans la gorge par d'abrupts escaliers en bois et nous longeons la rivière. Ici et là, nous croisons une végétation de fougères et de palmiers, qui surprend. Lors d'une halte, Stuart nous explique qu'il s'agit d'un reste de la forêt tropicale qui recouvrait autrefois le continent australien, il y a des millions d'années de cela. C'est étrange de découvrir de tels vestiges au milieu du désert.
Nous arrivons au " Garden of Eden ", autrement dit le Jardin d'Eden, trou d'eau permanent près duquel nous faisons une pause. Ici le soleil n'atteint l'eau que lorsqu'il se trouve à sa verticale exacte, car les hautes parois du canyon font écran. C'est-à-dire que l'eau est glaciale. Je m'approche du bord, suivie de Mark. Nous nous trempons les mains, par curiosité. Téméraire, Mark se déchausse, enlève ses chaussettes et se trempe également les pieds. Moi pas, elle est bien trop froide ! Tout d'un coup il glisse sur la roche mouillée et tombe à l'eau tout habillé, sans pouvoir se raccrocher à rien ! Je ne peux pas m'en empêcher, j'éclate de rire. Et tous ceux qui ont assisté au spectacle, certains depuis le haut du canyon, m'imitent. Fort heureusement, Mark, en digne Australien, a un grand sens de l'humour, et il se joint à l'hilarité générale. Dire que Stuart a manqué ça !
Une fois Mark sorti de l'eau et essoré, nous reprenons notre marche et retrouvons rapidement le soleil pour lui permettre de sécher sans attraper froid. La matinée est déjà bien entamée, et le soleil commence à taper. Nous remontons sur le plateau du sommet, nous escaladons des dômes, prenons des photos. Enfin c'est la descente, plutôt rude et longue, éprouvante pour les genoux et les chevilles, jusqu'au parking. Mark, Katia, Thomas et moi y arrivons bien avant les autres, assez vite rejoints par Stuart qui nous ouvre le minibus et nous offre un en-cas bienvenu, composé de cake et de fruits. Nous en profitons également pour faire le plein d'eau, car c'est une denrée rare et rationnée par ici. Nous avions tous quasiment bu la totalité de nos petites bouteilles, celles que nous emmenons avec nous à chaque excursion.
Pendant que nous dégustons notre goûter matinal, nous nous demandons pourquoi certains ont choisi le camping sportif dans le groupe, car ils peinent sérieusement. Un des Hollandais a le genou fragile et les Allemandes ne semblent pas en grande forme physique. Peut-être ne s'attendaient-ils pas à marcher autant. Ce sont des " vieux " !
Une fois le groupe à nouveau au complet, nous reprenons la route pour aller pique-niquer un peu plus loin. Déjeuner barbecue (BBQ, ainsi que les Australiens l'écrivent), nous commençons à avoir l'habitude : déchargement, puis vaisselle et rangement. Des pros ! Ce qui me fait plaisir, c'est l'entente qui existe maintenant entre certains d'entre nous. J'ai noué des liens d'amitié avec les jeunes, surtout Mark, Katia et Thomas. Finalement, je suis plutôt agréablement surprise par ce tour organisé, c'est différent de ce à quoi je m'attendais. L'ambiance est vraiment sympathique. Et puis il y a Stuart, bien évidemment. LA bonne surprise de ce safari, même si pour l'instant je ne sais pas trop à quoi cette rencontre va me mener…
Cette après-midi, nous allons à Ormiston Gorge, située au cœur de la chaîne montagneuse des Western Mac Donnell Ranges, les " West Mac " pour faire plus court, en passant par la Mereenie Loop Road, une piste chaotique de l'outback. Ca secoue, ça vibre, et Stuart ne peut pas rouler très vite. Il est obligé de faire constamment attention, et de rester concentré sur sa conduite. Par endroits, les cailloux font place au sable et le minibus dérape. J'aperçois un gros lézard jaune sur le côté, étrange bête qui nous regarde passer sans bouger d'un pouce.
En chemin nous nous arrêtons un instant pour admirer le cratère de météorite de Gosse Bluff au loin, et la chaîne de montagnes des West Mac à l'opposé. Ici le bush ocre parsemé de fleurs a fait place temporairement à des collines herbeuses quasiment sans arbres. Ces hautes herbes brûlées par le soleil, qui ondulent sous la brise, me rappellent le blé, ou la pampa. C'est très curieux, et très localisé. Ce désert est décidément fascinant et déroutant parfois. En tout cas, cela n'a rien à voir avec les paysages de France que je connais, ni même d'ailleurs. J'ai parfois l'impression que le temps n'a pas de prise, ici. Exister hors du temps…
Nous reprenons la route, vers les montagnes qui grandissent au fur et à mesure que nous nous en approchons.
Nous nous arrêtons à nouveau, au bord de la rivière la plus importante du Centre Rouge, près d'une petite station-service. Le mot " rivière " nous fait tous sourire, car il n'y a guère plus de vingt centimètres d'eau là où le lit caillouteux n'est pas tout simplement asséché. En été tout sera quasiment sec en surface, mais l'eau continuera à couler en profondeur, nous explique Stuart. Ce n'est qu'en hiver, pendant la saison humide, que la rivière porte dignement son nom. Nous nous promenons le long de la berge. Mark, Franck et les autres s'amusent à faire des ricochets avec les galets.
Je vole son chapeau à Stuart avec un sourire, en espérant qu'il me protègera un peu des mouches, le pire fléau du désert. Bien sûr on peut lire dans toutes les brochures touristiques un avertissement (plus ou moins humoristique) sur ces charmantes petites bêtes. Mais je ne crois pas que l'on puisse se rendre compte, avant de venir ici, du désagrément que ces sales bestioles occasionnent. Je comprends maintenant le sens le l'expression " grand salut australien ", ce geste incessant de la main devant le visage ! Il y a des centaines de mouches, et elles sont moins vives que celles des villes, comme assommées elles aussi par la chaleur. Elles se glissent partout, jusque derrière les verres des lunettes de soleil ou dans les sandwichs. C'est une horreur, une bataille incessante -et totalement vaine- pour essayer de s'en débarrasser. Certains ont trouvé la parade la plus efficace, si ce n'est la plus esthétique : un chapeau australien équipé d'un filet à mailles étroites qui descend sur le visage et le cou, et protège ainsi son propriétaire des assauts répétés de ces insectes internationaux. J'aurais peut-être mieux fait de prévoir et de m'en acheter un ! Avoir l'air (un tantinet) ridicule vaut très largement le prix de la tranquillité. C'est un peu tard maintenant.
C'est crispant ! Et de toute façon le chapeau ne sert pas à grand-chose, les mouches reviennent constamment à la charge. Je le porte plus parce que Stuart m'a dit que ça m'allait bien que pour les mouches ! D'ailleurs il sourit en me regardant. Il rit de mes efforts inutiles face aux mouches, avec de la tendresse au fond des yeux. Je crois que je vais abandonner la lutte…
Nous revenons vers le véhicule, le groupe se dirige vers le magasin et le bar de la petite station-service et y rentre. Moi, ça ne m'intéresse pas, alors je suis Stuart qui va faire le plein d'essence, sous prétexte d'attraper ma crème solaire. Stuart doit déplacer le véhicule pour se rendre aux pompes, je monte et je m'installe derrière lui. Je lui fais un petit massage des épaules, de la nuque et du cou, spécialité maison ! Après deux cent kilomètres de conduite sur piste, il apprécie. Je lui avoue que c'est la seule chose que j'ai jamais apprise en colonie de vacances, il rit. Mais déjà les autres sortent de la station, je descends du bus et je les rejoins dehors.
Nous nous mettons en route vers le campement, au cœur des West Mac, dans une petite vallée. Nous sommes les seuls là-bas, aucun autre groupe n'est prévu, tant mieux. C'est un endroit grandiose, surtout avec la lumière du soir qui réchauffe encore les couleurs naturelles de la roche rouge. Nous débarquons nos affaires et nous nous installons. C'est vite fait, nous sommes bien rôdés ! Près de l'endroit réservé au feu de camp, des oiseaux, sortes de pigeons avec une crête sur la tête, sont à la recherche d'éventuelles miettes. Ils sont très drôles, ne ressemblent pas à grand-chose je dois bien le dire, et ont une couleur terne. En riant, Mark et Thomas leur trouvent immédiatement un surnom approprié : les " punks pigeons " !
Pendant que tout le monde s'installe, Katia et moi décidons de profiter de la fin du jour pour aller faire un tour. Il y a une rivière pas loin, et nous avons envie de marcher, de nous remuer un peu après cette longue après-midi de route. Stuart nous explique comment nous y rendre et nous regarde partir. Je lui fais un petit geste de la main. Nous marchons une bonne demi-heure en longeant la rivière sur sa berge sableuse. L'eau est abondante et froide. Puis la rivière s'enfonce dans une gorge étroite et nous faisons demi-tour car la nuit commence à tomber. Sur le chemin du retour, nous retrouvons Mark, Franck et Jack qui nous avaient suivies, et nous rentrons tous ensemble au campement, en discutant gaiement.
Je vais prendre ma douche tranquillement avant le dîner. La lumière dans la cabine ne marche pas, génial ! Ca va être pratique, je le sens ! Je cale la porte légèrement entrouverte avec une pierre pour laisser filtrer un peu de clarté. Un panonceau, bien en vue, prie les touristes d'économiser l'eau, précieuse dans le bush désertique. Un autre demande instamment de ne pas nourrir les éventuels dingos, ces chiens sauvages du bush australien, qui peuvent venir rôder autour des campements, attirés par l'odeur de nourriture. Je souris, j'aimerais bien en croiser quelques-uns uns, moi. La nature et la vie sauvage me passionnent… En tout cas, ces avertissements sont inattendus.
Lorsque je reviens au camp, le feu est allumé, toujours avec le bois ramassé le long de la route au cours de la journée par le groupe. Stuart est entrain de préparer le dîner. Ce soir, tacos à l'australienne ! Pourquoi pas, après tout ? Autour du feu, les conversations vont bon train. Je m'approche de Stuart et je lui demande quel est le programme pour le lendemain. J'adore cet endroit et j'ai envie de le découvrir avec lui, à pied. Devant mon enthousiasme, il décide de modifier le plan initial. En effet, il m'explique que la marche normalement prévue ne dure que deux heures, mais qu'il peut proposer un autre itinéraire plus long qu'il aime particulièrement. Nous nous rapprochons ensemble du groupe et il leur en parle. Il les met en garde sur les difficultés de cette randonnée, puis il leur laisse le choix : marche courte ou longue, à chacun de choisir selon ses capacités. J'exulte, car il a dit qu'il viendrait avec moi.
Il fait froid ce soir, nous sommes tous collés au feu. J'aime les repas du soir, ces moments d'échanges et de discussions animées. J'aime écouter les autres, mais aussi participer, débattre, raconter. Stuart est assis à côté de moi, j'ai envie de poser ma main sur son genou ou de la passer dans ses cheveux. C'est frustrant de ne rien pouvoir montrer de ses sentiments ! Mais les regards échangés en disent long. J'ai tellement hâte de me retrouver seule avec lui, de savourer ces instants d'intimité et de complicité tendre. Un par un, les gens vont se coucher. Enfin ! J'ai l'impression que ça prend une éternité…
Mais Katia n'est nullement fatiguée, elle. Alors nous restons toutes les deux près du feu, à parler. Stuart est le dernier à nous laisser. En partant, il m'a murmuré à l'oreille qu'il allait installer le swag un peu plus loin. Il s'éloigne. Je m'entends bien avec Katia, elle est dynamique et très sympathique, pourtant je ne peux pas lui dire que je veux rejoindre Stuart ! Je ne tarde pas à prétexter la fatigue pour m'éclipser. J'ai un peu de remords, mais ils s'effacent très vite. Je prends le temps d'aller me laver les dents, puis je cherche Stuart. Chercher est le mot exact, car " un peu plus loin ", c'est vaste et imprécis, et je manque passer à côté sans le voir ! Stuart ne dort pas, il m'appelle doucement. Nous sommes loin du camp et des autres, seuls…
Il m'attendait. Il me prend dans ses bras, m'embrasse. Nous avons l'impression d'être seuls au monde. Le ciel étoilé et pur est de toute beauté, si clair que les montagnes se détachent comme des ombres, masses sombres qui nous entourent et protègent notre sommeil. Ou plutôt nos tendres caresses… Peut-être même notre amour naissant. Je me sens tellement bien avec lui. Il est chaud et tendre, et j'ai tant besoin d'affection. Je ne m'étais jamais rendue compte que cela me manquait. La confiance, la tendresse et la complicité…
La nuit est déjà bien avancée lorsque nous nous endormons dans les bras l'un de l'autre. Il m'a dit qu'il ne pouvait pas ôter ses mains de mon corps, de moi, et j'adore ça. Chaque fois que je me réveille, je suis dans ses bras. J'ai envie de le réveiller aussi, de l'embrasser, de lui sourire…
Je pressens déjà confusément à quel point ce sera dur, après. Lorsque je partirai. Comme je le fais toujours.
12 septembre
Le réveil sonne à six heures et demi, c'est presque la grasse matinée !
Le jour se lève juste sur les montagnes rouges, le soleil monte lentement dans le ciel, illuminant les sommets. C'est un moment magique. Je ne crois pas pouvoir rêver meilleur réveil ! Je me sens bien, je suis heureuse, vraiment, pleinement, heureuse. Je crois que c'est un de ces instants rares de bonheur pur, qui envahit tout un être. Je laisse cette sensation, cette chaleur, pénétrer dans mes veines et irradier tout mon corps et mon cœur, sans rien dire. Les mots sont superflus, un simple échange de regards suffit. Le silence renforce notre complicité et scelle cet instant dans nos mémoires. A jamais. Quoiqu'il arrive.
Nous revenons lentement vers le camp et réveillons les autres. Peter se charge de rallumer le feu, et nous déjeunons tranquillement. Puis nous levons le camp. Je m'étonne un peu que personne ne me pose de questions sur l'endroit où j'ai dormi cette nuit, mais je préfère ça. Je n'aime pas mentir. De toute façon, certains doivent bien se douter de quelque chose. Ou alors ils ne sont pas très observateurs. Ceci dit, ils ont bien autre chose à observer ici, dans ce désert magnifique, que moi et mes états d'âme !
Nous nous mettons en route pour la marche de ce matin. Une bonne partie du groupe a opté pour la randonnée la plus longue, malgré les avertissements de Stuart. Et, inévitablement, le groupe se fractionne très vite, car seuls Mark, Katia et Thomas marchent à la même allure que moi. Stuart est obligé de rester avec les derniers, comme d'habitude. Je suis très déçue, en fait sur le moment je les maudis tous, mentalement bien sûr, de me faire un coup pareil, de nous faire un coup pareil. Mais je suis totalement incapable d'en vouloir à qui que ce soit, surtout pour quelque chose d'aussi futile. Car ce n'est pas grave après tout. Et je ne suis pas rancunière, ce n'est pas dans ma nature, je préfère profiter du présent, de ce que j'ai. Je sais que Stuart regrette aussi de ne pas me suivre, je le vois dans ses yeux. Ca me suffit. De toute façon, même si je restais derrière avec lui, nous ne pourrions pas nous prendre par la main ou simplement être seuls tous les deux pour admirer ce paysage splendide…
Moi et mes compagnons grimpons rapidement en suivant l'étroit sentier qui nous amène au sommet. Nous escaladons la crête et là nous nous arrêtons pour admirer la vue qui s'offre à nos yeux : nous avons en effet une vue circulaire grandiose sur les montagnes et un cratère géologique qui s'étend à nos pieds, au milieu duquel serpente une rivière (celle que Katia et moi avions longée hier soir), déjà bien asséchée. La lumière du matin magnifie l'ensemble. Nous descendons vers le cratère en contournant une colline, traversons le plateau et la rivière. La marche devient difficile, il n'y a plus de chemin, nous suivons la rivière qui s'enfonce dans une gorge en escaladant des rochers aux couleurs extraordinaires : bleu, mauve, rose, ou gris, qui contrastent fortement avec l'orange vif des hautes parois rocheuses de la gorge.
Le paysage est merveilleux. J'aurais aimé le découvrir aux côtés de Stuart.
Au cours de notre balade, nous croisons des rock wallabies, ces petits kangourous des roches, et quelques oiseaux à l'envergure impressionnante. A un moment, nous sommes obligés de nous déchausser pour traverser la rivière. L'eau nous arrive en haut des cuisses, et elle est glaciale. Ca fait du bien, je le reconnais. Mark se baigne carrément, ça stimule ! J'en ferais volontiers autant, mais je n'ai pas mon maillot de bain. Nous nous allongeons ensuite sur les rochers, au soleil, pour sécher et faire une pause méritée. Puis nous reprenons tranquillement notre chemin. Nous quittons la gorge et le bord de l'eau et rattrapons la route qui nous ramène au camp.
Là, tout le monde nous attend, car Stuart a été obligé de faire demi-tour avec son petit groupe après seulement une heure de marche. Ils avaient présumé de leurs capacités, ce dont je me doutais. Il avait pourtant tenté de les prévenir hier soir, mais il ne pouvait quand même pas leur dire carrément qu'ils n'en étaient pas capables. C'est vraiment dommage. Un peu désolant aussi, car l'itinéraire le plus court a vraiment ravi ceux qui avaient choisi de le suivre. Tant pis, pour eux autant que pour Stuart et moi !
En tout cas, cette excursion était fantastique et valait vraiment le détour, je crois bien que c'est ma préférée du circuit. Celle de Stuart également, comme il me le confie un peu plus tard.
Nous quittons cette vallée solitaire des West Mac en fin de matinée, et partons vers Ochre Pitts, lieu d'extraction de l'ocre par les aborigènes, qui l'utilisent pour leurs peintures corporelles. La gamme de couleur obtenue grâce à cette roche est impressionnante, elle va du jaune pâle au rouge sombre, en passant par l'orange vif. Puis nous faisons halte pour le déjeuner à Ellery Creek, un vaste trou d'eau permanent où l'on peut se baigner. Nous commençons par nous sustenter. Les mouches nous assaillent, nous et nos sandwiches ! Pour essayer de nous en débarrasser, nous allumons un feu. Il fait au moins 35°, si ce n'est plus, mais ces sales bestioles n'aiment pas la fumée. Alors nous nous regroupons autour du foyer, sous le vent. Tout au moins les pauvres bougres qui n'ont pas de chapeau à filet !
Après le repas, nous nous approchons de l'eau. Certains s'allongent sur le sable chaud, au soleil, d'autres se baignent. Je fais trempette jusqu'au short et je me mouille la tête, l'eau est glacée ici aussi, mais il fait tellement chaud que c'est agréable. La plupart des hommes se baignent rapidement (un plongeon et ils ressortent aussitôt, frigorifiés) et je surveille du coin de l'œil Mark et Thomas qui aimeraient bien me mettre sous l'eau, j'ai l'impression. Ils s'approchent de moi et ne résistent pas à la tentation de m'arroser copieusement, sous le regard amusé de Stuart, qui nous observe d'un peu plus loin. Je sursaute, surprise par la température de l'eau, j'éclate de rire et je riposte aussi sec. Nous nous amusons comme des gamins turbulents !
Enfin nous nous installons sur le sable avec les autres, pour sécher avant de reprendre la route. C'est aussi l'occasion d'une petite sieste. S'il n'y avait ces fichues mouches, ce serait très agréable. Malheureusement, nous passons notre temps (et notre énergie) à essayer de les chasser. Thomas a mis sa serviette de bain en turban autour de la tête et du visage, et fait l'idiot, provoquant le rire de ses voisins. Mark teste l'efficacité d'un produit anti-mouche, totalement nulle ici en Australie ! Franck se moque de nos pitoyables efforts, il possède un chapeau avec filet, il se repose en paix.
Quant à Stuart, il s'est allongé à l'ombre, à l'écart. Il a rabattu son chapeau de bushman sur le visage et il somnole. J'adorerais aller m'étendre à ses côtés. Mais je le laisse tranquille. C'est à cause de moi finalement qu'il ne dort pas beaucoup la nuit ! Il doit commencer à être fatigué, et en plus il conduit une bonne partie de la journée. Et personne ne sait, pour nous deux. Quoique je sois presque sûre que Peter nous a vus nous embrasser le matin. Mais il n'en a pas parlé, alors difficile d'être catégorique.
Je remonte la dernière dans le minibus. Stuart se tient à côté de la portière, il me sourit. Je pose la main sur son bras, caresse furtive et tendre. Je n'ai pas l'habitude de cacher ce que je ressens, je ne m'y fais pas. Moi, je n'ai rien contre les démonstrations publiques d'affection !
Cette après-midi, nous explorons Standley Chasm, un défilé étroit impressionnant. J'adore ce pays, ses couleurs et ses paysages inattendus. J'aime aussi le côté chaleureux des australiens, leur humour et leur gentillesse, ainsi que leur façon d'être toujours relax en toutes circonstances (même si parfois je reconnais que c'est énervant, surtout quand on a besoin de quelque chose rapidement).
En fin d'après-midi, nous arrivons à Wallace Rock Hole, une communauté aborigène exemplaire et très fière, au sein de laquelle nous allons camper ce soir. Avant d'installer le campement, nous suivons un guide local passionnant et passionné pour une petite visite guidée des alentours. Il nous fait découvrir le mode de vie des aborigènes, avec leurs traditions, et les lois qui régissent les relations entre hommes et femmes. Il nous explique l'utilisation de différentes plantes du bush, que ce soit pour se nourrir ou pour se soigner. Il nous parle des peintures, des outils et des armes traditionnelles aborigènes. J'écoute attentivement, le sujet me passionne, j'apprends pleins de choses depuis quelques jours. Je suis fascinée par leur façon de voir le monde et d'y vivre, par leur civilisation vieille de plus de trente mille ans…
Retour au campement à la tombée de la nuit. Franck allume le désormais traditionnel feu de camp, et Stuart met en route le BBQ. Tout le monde est mis à contribution ce soir : Katia et moi pelons les carottes, Thomas et Mark se sont vu confier les pommes de terre. Et ce n'est pas triste ! Leur façon de " cuisiner " vaut le détour ! Je les observe en retenant mon rire : Mark passe chaque pomme de terre séparément, une après l'autre, sous le jet d'eau, puis les nettoie consciencieusement avec l'éponge grattoir jusqu'à ce qu'elles soient toutes propres, et Thomas s'applique ensuite à les couper en fines lamelles avec un soin exagéré. J'éclate de rire et je me moque allègrement d'eux, imitée par Katia. Puis je rejoins Stuart qui est occupé à faire cuire la viande, j'ai envie d'être avec lui. Nous discutons un petit moment puis je vais m'installer près du feu. L'ambiance est chaleureuse, le groupe qui a appris à se connaître s'entend bien. Stuart vient s'asseoir à côté de moi pour manger, comme tous les soirs. J'aimerais le toucher, l'embrasser… Je le regarde parler et rire, je savoure ces moments, j'aime le regarder. Inconsciemment j'essaye peut-être d'imprimer son image au plus profond de moi, de ma mémoire, car je sais que je vais le quitter bientôt, le safari se termine. J'aime par-dessus tout son sourire, et cet éclat dans ses yeux, reflet de ce qu'il est.
Le repas est gai et animé. Je me dis que j'aimerais prolonger indéfiniment ce safari, je me sens si bien ici, avec lui. Nous débarrassons rapidement, ce soir nous faisons la chaîne pour la vaisselle et l'essuyage, quelle organisation ! Puis nous prenons notre café (toujours aussi insipide) autour du feu. Un par un les gens vont se coucher, et je me surprends à les compter ! Mark et Thomas ont décidé de dormir dehors ce soir, à côté du foyer. Je souris, j'ai fait des émules.
Ce soir je n'ai pas envie d'attendre que tout le monde soit installé, ni de faire semblant. Lorsque Stuart dit qu'il va se coucher, il me regarde et je le suis, tout simplement. Il prend son swag dans le véhicule garé à l'écart, et me prend la main. Nous nous éloignons tous les deux sans nous retourner. Nous nous installons à bonne distance, il fait très froid cette nuit, probablement pas plus de trois ou quatre degrés.
C'est la dernière nuit du safari, déjà. Je ne sais pas trop ce qui m'attend après. Je sais que Stuart va tous nous ramener à Alice Springs demain, mais après ? J'ai tellement envie qu'il me demande de rester avec lui demain soir. D'habitude, je décide et les hommes suivent, c'est tellement facile d'obtenir ce que l'on veut vraiment, mais c'est différent, pour une fois j'aimerais que ce soit lui qui fasse le premier pas, qui se jette à l'eau. Je découvre des choses en moi, des sentiments et des attentes que je ne soupçonnais pas. Ca me fait un peu peur.
Stuart m'attire vers lui, m'embrasse tendrement, me regarde droit dans les yeux, et, comme s'il avait pu lire dans mes pensées, il me parle du lendemain. J'exulte intérieurement. Il me demande quels sont mes projets immédiats, je lui réponds doucement que je n'en sais encore rien, alors il m'invite à dîner, à passer la soirée avec lui, et la nuit, et le jour qui suit si je le veux bien car il est de repos. Il me dit aussi que je vais lui manquer, après. Que ce safari a été extraordinaire grâce à moi. Je crois qu'il sent que je vais finir par partir, c'est dans ma nature, je lui ai toujours dit que j'étais une nomade, et je crois qu'il comprend cela. Même si moi je ne sais plus très bien où j'en suis.
Je sens comme une fêlure en moi. Il va lui aussi terriblement me manquer, mais c'est quelque chose que je ressens sans pouvoir l'exprimer, en tout cas pas encore, c'est trop nouveau pour moi, je ne peux pas mettre des mots sur mes sentiments. Jamais je ne me suis retournée ou arrêtée.
Pour le moment je repousse toutes mes questions, toutes mes incertitudes et tous mes doutes pour l'embrasser. J'arrête de réfléchir, et je me perds dans ses baisers et ses caresses…
13 septembre
Il est toujours très tendre le matin, j'adore ça. Nous nous levons vers six heures trente, il fait très froid et le jour se lève à peine, palissant les étoiles innombrables. J'ai du mal à m'arracher à la chaleur de ses bras ce matin.
Nous nous rendons au bâtiment des douches main dans la main, sans nous soucier d'être vus. Près des tentes j'aperçois Peter et quelques autres qui sont déjà debout. Lorsque je reviens des toilettes, je rallume le feu. Mark et Thomas sont allongés chacun d'un côté du foyer, collés au plus près des braises, de la chaleur. C'est à la fois comique et attendrissant. Je les réveille, en douceur, et je souris devant leur air hagard, leurs yeux fatigués et leurs cheveux en bataille.
Nous prenons notre petit-déjeuner autour du feu qui flambe à nouveau puis nous levons tranquillement le camp. Quand je croise le regard de Stuart, il me sourit avec tendresse, un sourire caressant. Nos regards trahissent nos sentiments, c'est tellement fort.
Ce matin nous partons pour Palm Valley, une oasis en plein désert. En chemin nous nous arrêtons à Hermansburg, une communauté aborigène beaucoup moins exemplaire que Wallace Rock Hole, moins bien tenue, avec plus de laisser-aller, des papiers et des détritus divers traînent un peu partout dans les rues. Nous dételons la remorque et la laissons sur le parking d'un magasin (à la fois épicerie et drugstore) dans lequel Stuart achète des produits frais pour ce midi. En effet, la remorque contenant nos bagages ne passerait pas par la piste que nous allons suivre. C'est une piste peu praticable, que seuls des véhicules 4x4 peuvent emprunter.
Sur le parking, deux jeunes chiens s'approchent de notre groupe, quémandant des caresses et de l'attention. Stuart se met à jouer avec eux en souriant. L'un des chiens ne veut plus le lâcher, c'est mignon, la scène est touchante. Je sais qu'il adore les animaux, tout comme moi. Il lève les yeux et me regarde, je lui souris. Il ne peut pas voir mes yeux, cachés derrière mes lunettes noires, mais mon sourire est éloquent, il me fait complètement craquer ! Le voir heureux me galvanise.
Je m'installe sur la banquette arrière du bus avec Thomas, Mark et Katia, car c'est là que ça va le plus secouer, donc être le plus amusant. La piste longe le lit de la Finke River, le plus ancien cours d'eau du monde. Le bus brinqueballe dans tous les sens, nous rions aux éclats au fond. Nous faisons des bonds énormes à chaque cahot, chaque trou. Katia se cogne la tête au plafond, nous sommes secoués et jetés les uns contre les autres. Le reste du groupe, moins ballotté, nous jette des regards amusés et quelque peu indulgents. Stuart nous aperçoit dans son rétroviseur et sourit. J'aime à croire qu'il me regarde et qu'il aime entendre mon rire. Je crois qu'il apprécie ma spontanéité.
Nous faisons halte pour le déjeuner sur une aire de pique-nique. Toujours sandwiches et fruits frais au menu, ce qui me convient très bien. Avant de repartir, Stuart nous distribue des fiches à remplir. C'est un formulaire classique d'appréciation sur le safari et la qualité du service proposé. Je souris, je ne sais pas trop quoi écrire. Pour moi c'est forcément une bonne expérience ! Ma rencontre avec Stuart est si inattendue et belle… Je me contente d'un laconique " lots of fun, very nice guide ", et je rajoute, juste pour l'humour, " too many flies ! ". Que puis-je dire de plus ? Rien, cela suffira.
Nous repartons, et Stuart nous annonce avec une petite lueur dans les yeux que nous allons maintenant rentrer sur la " rough road ". Donc ça va être pire ! Tant mieux, nous sommes ravis au fond, c'est extrêmement drôle. Le minibus tangue, se soulève, retombe, pauvres amortisseurs ! J'ai l'impression que Stuart le fait exprès parfois, qu'il en rajoute un peu car il a vu qu'on adorait ça. Nous arrivons finalement à Palm Valley, un peu moulus, mais sans bleus ou autres bosses. Palm Valley est une oasis de plantes rares, le seul endroit au monde où l'on peut trouver cette sorte de palmiers, les Cycas, vestiges des temps préhistoriques et de la forêt tropicale d'autrefois. C'est très étrange, en plein désert ! Décidément, ce pays ne cesse de surprendre…
Cette fois encore, Stuart nous propose deux itinéraires de marche. Il accompagne ceux qui ont choisi le long, ce qui me fait plaisir, même si je me doute bien que nous ne marcherons pas côte à côte. Car comme d'habitude, moi et quelques autres (toujours les mêmes !) nous détachons du groupe, nous n'aimons pas marcher au ralenti. J'ai besoin d'avancer, de me dépenser, je ne sais pas faire autrement. Katia, Mark, Thomas et moi, les quatre " randonneurs ", nous retrouvons donc très vite loin devant les autres. Nous admirons cette vallée traversée par une rivière et ses palmiers préhistoriques, immenses et magnifiques. Une oasis de verdure dans un désert sec et poussiéreux…
Nous montons sur la crête qui surplombe la vallée. De là, nous apercevons le reste du groupe, au loin en bas. Je regarde avec un petit sourire aux lèvres Stuart et sa démarche si particulière, si reconnaissable. Je me sens fondre rien qu'en le regardant, lui et sa dégaine de bushman, son allure nonchalante et tranquille, avec son éternel short et son chapeau vissé sur le crâne…
Nous poursuivons notre chemin parmi les Ghost Gum Trees, ces arbres aux troncs blanchâtres et tordus, sortes de spectres amicaux qui parsèment le plateau rocheux que nous traversons. Amusés, nous passons bien quinze minutes à chercher la marque bleue sensée nous indiquer notre route sur ce sol desséché. Nous la manquons de peu plusieurs fois avant de tomber dessus par hasard. Quelle équipe ! Nous croisons quelques habitants des lieux, des lézards étranges qui se prélassent au soleil sur les rochers. Les mouches sont particulièrement virulentes, il fait vraiment chaud. Nous ne voulons qu'une chose : sortir de ce plateau rocheux et trouver de l'ombre.
Une fois la marque bleue retrouvée, il ne nous faut pas longtemps pour redescendre dans la vallée et retourner au point de départ où nous attendent ceux qui avaient choisi la balade la plus courte. Le reste du groupe ne tarde pas à nous rejoindre. Je souris à Stuart.
Nous repartons par la même piste défoncée qu'à l'aller, nous quittons cette oasis unique. Je suis toujours assise au fond du bus avec mes amis, les secousses nous empêchent de nous laisser aller à la fatigue qui commence à s'abattre sur nous. Direction Hermansburg afin de récupérer la remorque.
Puis Stuart prend la direction d'Alice Springs, car le safari se termine bel et bien. Déjà ! Je pense que chacun d'entre nous aurait aimé continuer quelques jours de plus, moi plus que tout autre. Mais il faut bien admettre que nous sommes tous un peu K.O. Le soleil tape dur derrière les vitres, la plupart des passagers dorment ou somnolent. Stuart carbure au Coca pour rester éveillé et attentif à la route. De temps en temps il me regarde par le biais du rétroviseur et ce simple regard me rend heureuse. Je finis par sombrer moi aussi…
Nous arrivons en ville vers 16 heures. Stuart fait la tournée des hôtels pour tous nous déposer, les uns après les autres, devant nos hôtels respectifs. Je prends l'adresse de Mark à Melbourne, on ne sait jamais, et je lui donne la mienne en France en insistant sur le fait que ma maison est toujours ouverte (quand je suis là, bien sûr !) et qu'il ne faut surtout pas hésiter. J'échange également mes coordonnées avec Thomas. Je les aime bien tous les deux, ils sont chouettes ! J'espère que nous nous croiserons à nouveau un jour prochain.
Stuart me dépose au Toddy's, ainsi que Katia et ses amis. Il n'a pas fini sa tournée, et il doit encore ensuite ramener le véhicule à l'agence et tout ranger. Quant à moi, j'ai besoin de prendre une douche et de me poser quelque part. Alors il me donne rendez-vous à 20 heures devant le Toddy's, il me dit qu'il passera me prendre et que nous pourrons enfin passer du temps ensemble. Il me donne mon sac, se penche vers moi et m'embrasse tendrement sur la joue. C'est la première fois qu'il m'embrasse devant les autres, le safari est terminé, il n'a plus à cacher ses sentiments, il n'est plus guide. J'adore ça ! Les démonstrations publiques d'affection ne me gênent pas, au contraire ! J'ai envie de lui sauter au cou, mais je me retiens. Plus tard. Ca va être long jusqu'à 20 heures…
Je commence par prendre une douche, une longue douche chaude. Je m'applique un masque capillaire et me masse longuement le corps avec une crème hydratante… Ma peau desséchée après cinq jours passés au soleil absorbe la crème avec avidité. C'est vrai que je ne me suis pas trop préoccupée de mon apparence ou de mon allure ces derniers temps ! De toute façon je déteste passer du temps devant un miroir à me pomponner, c'est ridicule. Je suis adepte du naturel et de la simplicité. Un minimum de protection et de soins quotidiens suffisent, à mon avis, pour être belle, chacune à sa manière. Les critères de beauté sont très relatifs, et à partir du moment où l'on s'accepte comme on est, alors les autres n'ont rien à dire. Moi je m'assume pleinement et je sais que le bonheur rend belle. Ce soir je veux juste être moi pour lui plaire. Je me contente donc d'un coup de mascara noir sur les cils pour agrandir le regard, et surtout estomper un peu les effets du manque de sommeil !
Puis je vide entièrement mon sac, que je peux à peine fermer à force de tout remettre en vrac à l'intérieur, et je range à nouveau toutes mes affaires, correctement. Je ne sais pas par quel miracle le sac paraît plus chargé que lorsque j'ai quitté la France ! Et merde, la fermeture éclair se coince et se casse, heureusement qu'il y en a une de chaque côté… Je tasse. Pourtant je n'ai pas emmené grand-chose, quelques tee-shirts, des vêtements légers, un pull et un jean. Plus une jupe et une chemise toute simple. J'opte pour ces dernières, qui sans être " habillées ", sont plus féminines que le reste.
Ensuite je rejoins Katia dans sa chambre, elle m'avait donné son numéro de clé. Nous sommes devenues amies toutes les deux au cours de ces quelques jours. Ensemble nous partons nous promener en centre-ville. Il n'est que 18H30, mais tout ou presque est fermé, il n'y a rien à faire, rien à voir. Alice Springs est une ville morte le soir. Nous rentrons et croisons Franck dans la cour du Toddy's. Ce dernier et Katia décident de passer leurs vêtements à la machine, il y a une laverie dans l'hôtel. Je préfère attendre d'être à Adélaïde pour cela. Même si toutes mes affaires portent la marque du désert, des traces ocres laissées par la poussière…Nous discutons tous les trois devant la laverie, le temps passe lentement, trop lentement. Pourtant je sais bien qu'ensuite il passera trop vite.
Katia a deviné que je sortais ce soir, il suffit de me regarder je crois. Personne ne s'attendait à me voir en jupe, moi l'aventurière. Elle me souhaite bonne chance à l'oreille, en me glissant malicieusement que Stuart est quelqu'un de très bien. Je souris sans rien dire et je les laisse. En partant je demande à Katia qu'elle me laisse son adresse en Hollande, je repasserai la chercher demain matin avant qu'elle ne parte pour l'aéroport. Si on ne se voit pas, elle n'aura qu'à glisser le morceau de papier sous la porte de ma chambre, je le récupèrerai en même temps que mes affaires. En effet, étant donné que j'ai pris la chambre pour la nuit, je vais y laisser mon sac, on ne sait jamais.
A huit heures piles Stuart arrive, je l'attendais avec impatience en consultant ma montre toutes les minutes ! Ce qui ne faisait malheureusement pas avancer les aiguilles plus vite… Il conduit un énorme 4x4 vert foncé, comme beaucoup de gens dans le coin. Je monte côté passager, il me sourit, m'embrasse et prend ma main dans la sienne. Il ne la lâche plus. J'adore !
Nous allons dîner en centre-ville. Il gare la voiture et nous marchons enlacés, nos pas s'accordent instinctivement. J'ai envie d'un vrai repas chaud (j'en ai marre des sandwiches !), je choisis une petite pizzeria sympa. Nous partageons une pizza, nos mains ne se lâchent pas, et je crois que mes yeux brillent aussi fort que les siens. Nous discutons, de la France, de ses spécialités, des vins. J'apprends ainsi qu'avant de devenir guide il a fait pas mal de petits boulots, notamment une saison dans un vignoble du Sud. Il me parle de sa famille, de son frère, et des gens qu'il rencontre au cours de ses safaris, des endroits où il aimerait aller… Il me parle également de sa passion pour la photo, il prépare d'ailleurs un livre sur l'Australie et il a déjà collaboré à plusieurs brochures sur le Top End. Je lui parle de moi, pour une fois ça vient tout seul. Ma vie, mes petits boulots (c'est un choix, malgré mes diplômes, pour rester libre), mes voyages. Surtout mes voyages, les endroits que j'ai aimés. Nous nous entendons vraiment bien, il a énormément d'humour et de curiosité.
Puis il m'emmène chez lui. C'est un petit appartement tout simple, un peu désordonné. Dans l'entrée j'aperçois un vélo tout terrain, son swag et un sac de couchage spécial pour grand froid. Il aime bouger, cela se voit ! Il ne dort d'ailleurs pas très souvent ici. Il n'y a ni télévision, ni magnétoscope, ni ordinateur. Il me montre ses photos, elles sont splendides. Il m'enlace pendant que je les regarde et m'embrasse dans le cou. Nous nous allongeons sur le lit. Un grand lit une place, je ne peux m'empêcher de le remarquer ! Serait-ce une petite pointe de jalousie involontaire et injustifiée qui me pousse à remarquer de tels détails ?
Je suis dans ses bras, je me sens bien. Nous parlons. De tout et de rien. De la vie. De choses futiles et d'autres moins. De son pays. De ses projets (en l'occurrence retourner dans le Top End). Pas des miens, j'évite le sujet. Il me taquine gentiment. Nous sommes bien, tout simplement. En confiance. Et pour la première fois nous faisons l'amour. Je crois qu'il en avait autant envie que moi, mais nous prenons notre temps, le temps de nous caresser, de nous regarder, de nous aimer. Puis il éteint la lumière du chevet, j'aimais cette clarté légère et douce qui me permettait de le voir. Il me prend dans ses bras, toujours plein de tendresse. J'ai presque envie de pleurer tant je suis heureuse.
J'aime tellement l'embrasser. Il est un peu râpeux aujourd'hui, il n'a pas eu le temps de se raser. Mais ses baisers sont si tendres. Je n'ai pas envie de dormir, pour ne pas perdre une minute du temps passé avec lui. Du temps volé à la réalité de nos vies respectives. Mais je suis fatiguée et je finis par sombrer dans le sommeil.
Je me réveille au milieu de la nuit, je suis toujours dans ses bras. Je le regarde. Instinctivement il s'est réveillé lui aussi, ou peut-être m'a-t-il sentie bouger. J'aime à croire que nous sommes liés par quelque chose de très fort. Il me sourit, je l'embrasse doucement. Le désir monte à nouveau en nous et nous faisons l'amour une seconde fois. Il est attentionné, vraiment adorable, il ramène la couverture sur moi pour que je n'aie pas froid, il me serre dans ses bras. Et toujours ce sourire doux et taquin, un peu voyou, quand il me regarde. Et cette étincelle au fond des yeux. Je suis submergée par une vague d'amour pour lui, je ne contrôle plus rien, je me laisse aller tout contre sa peau, heureuse, sans plus penser à rien… et surtout pas au lendemain. "
…
14 septembre
Le réveil sonne à huit heures ce matin, ils dormaient tous les deux profondément. Stuart se penche par-dessus Sara et l'éteint, puis il la regarde et lui sourit en lui disant bonjour. Elle est toujours blottie dans ses bras et ils n'ont pas vraiment envie de se lever. Il la serre contre lui et ils restent ainsi, étroitement enlacés, un long moment. Ils parlent, se caressent tendrement. Le jour pénètre dans la pièce, Stuart soulève un coin du rideau, le soleil éclatant les éblouit tous les deux. Il laisse retomber le tissu. Encore une belle journée qui s'annonce…
Lorsqu'ils se lèvent enfin, il est 9H30 passées. Stuart prépare le café pendant que Sara prend une douche. Elle a promis à Katia d'essayer de passer lui dire au revoir ce matin. Elle doit de toute façon aller au Toddy's récupérer ses affaires, autant le faire maintenant. Juste après le petit-déjeuner, qui l'attend sur la table de la cuisine. Elle n'a pas l'habitude de ce genre d'attention, étant une célibataire farouche et endurcie. Elle sourit. Stuart lui tourne le dos, torse nu dans la chaleur du soleil matinal qui illumine la pièce. Elle s'approche sans bruit et l'enlace tendrement, l'embrasse sur l'épaule. Elle se sent bien.
Elle commence à se dire, sans pour autant se l'avouer franchement, qu'elle pourrait bien prendre goût à ce genre de réveil.
Ils déjeunent tranquillement tout en discutant de choses et d'autres, en savourant l'instant. Sara lui demande s'il peut l'emmener au Toddy's, il acquiesce en souriant. Ils finissent de manger, débarrassent leurs bols et leurs assiettes, puis Stuart enfile un tee-shirt, attrape les clés du 4x4 et ils sortent dans le petit jardin. Stuart lui ouvre la portière passager du véhicule, puis fait le tour et prend le volant. Il prend la main de Sara dans la sienne, comme la veille, et ne la lâche plus durant le trajet, sauf pour manœuvrer. Sara ne peut s'empêcher de se demander, à ce moment là, comment elle va bien pouvoir faire pour se passer de ces contacts, de cette tendresse, après. Dans quelques heures. Déjà !…
Elle chasse ses pensées tristes pour revenir à l'instant. Seul le présent compte pour elle, le passé est derrière et le futur toujours en mouvement, en construction, en fonction de ses choix et de ses décisions. Chaque chose en son temps, sorte de Carpe Diem adapté à sa vie de nomade moderne et solitaire. Elle n'a jamais eu de véritables projets d'avenir, et n'a pas la moindre idée de ce qu'elle fera dans dix ans, ni même sur quel continent elle sera. Elle aime l'imprévu, et les rencontres étonnantes que certains évènements peuvent amener, bonnes ou mauvaises. Mais elle est une incurable optimiste, qui voit toujours le bon côté des choses, et elle ne craint ni les épreuves ni les éventuelles désillusions. Lorsque l'on ne s'attend à rien de précis, il est difficile d'être réellement déçu. Cela laisse au contraire toute latitude à l'émerveillement, un peu naïf peut-être et souvent enfantin, de surgir inopinément au détour de la route.
Stuart range son 4x4 le long du trottoir devant le Toddy's, tirant Sara de sa rêverie. Elle descend, et l'embrasse dans un élan instinctif, simplement parce qu'elle en a envie. Son sourire la fait chavirer.
Ils vont frapper ensemble à la porte du dortoir de Katia. Celle-ci finit tout juste de fermer sa valise, et a l'air ravie de les voir. Elle donne aussitôt son adresse à Sara, ou plutôt ses deux adresses, l'une en Hollande, l'autre à Melbourne pour l'année en cours, puis elle appelle Franck et les autres. Ils discutent tous un moment, partageant leurs impressions sur leur aventure dans le bush, puis vient l'heure pour les quatre Hollandais de repartir, en avion, vers leurs études à l'université de Melbourne. Les vacances sont terminées !
Sara récupère alors le sac qu'elle avait laissé dans sa chambre la veille, règle le prix de la nuit qu'elle n'y a pas passée (dépense inutile mais prudente) et rejoint Stuart dehors. Il n'est pas loin de midi, le soleil est haut dans le ciel, mais la chaleur est atténuée par un petit vent frais très agréable.
Ils décident d'aller se promener à pied dans Alice et de faire quelques courses rapides. Simplement pour le plaisir de marcher ensemble, côte à côte, et de partager des gestes quotidiens.
La ville est animée, comme d'habitude dans la journée, égayée par les touristes et les backpackers. Des aborigènes discutent, allongés sur les pelouses en surveillant leurs enfants qui jouent un peu plus loin. Ces gosses ont beaucoup de charme, se dit Sara, et elle espère qu'ils ne sombreront pas dans l'alcoolisme et la dépravation, mais qu'au contraire ils chercheront leur identité à travers les traditions millénaires de leur peuple. Elle ne peut s'empêcher de ressentir un pincement au cœur en songeant à la triste destinée de ce peuple tranquille qui se perd au contact de la civilisation occidentale moderne.
Mais ce n'est pas l'heure de s'apitoyer et son cœur est bien trop plein de bonheur pour laisser la mélancolie s'y attarder. Elle sourit en regardant tout autour d'elle, en se disant qu'en ce lieu elle se sent vraiment bien, et pas seulement grâce à Stuart.
Plus elle s'attarde ici, dans ce Centre Rouge poussiéreux qui est le cœur du pays, plus elle se surprend à penser à ce qu'y pourrait être sa vie. Elle se dit qu'elle aimerait apprendre aux voyageurs à mieux connaître cette région magique, leur apprendre à voir et à ressentir le désert, contribuant ainsi, indirectement, à la protection d'un environnement naturel unique et encore préservé. Et surtout elle voudrait pouvoir initier autant que possible les touristes au monde des aborigènes, les emmener à la découverte de cet univers à part, leur donner le respect de leurs différences. Même si elle est consciente que ce monde est et restera toujours obscur et incompréhensible pour les Blancs.
Elle a de l'imagination et des idées à revendre, un sens des relations humaines très sûr développé au cours de ses nombreux voyages. Alors pourquoi ne pas, un jour, se poser quelque part, s'investir dans un projet qui lui tienne à cœur ? Le sentiment confus mais tenace que cela pourrait signifier la perte de sa liberté empêche cette idée de s'imposer dans son conscient. Elle rêve, elle imagine, mais sans jamais s'arrêter ni quitter la route. Allant toujours de l'avant vers de nouvelles découvertes, de nouvelles rencontres. Seule, libre et sans entraves…
Après avoir marché un moment à travers la ville, Sara et son compagnon s'arrêtent à la terrasse d'un café pour un déjeuner léger et frugal. Elle aime son sens de l'humour et de la répartie, mais aussi sa capacité à respecter le silence sans qu'il n'y ait aucune gêne entre eux. Cet homme la touche comme aucun autre ne l'avait fait avant. Pour lui, peut-être serait-elle enfin prête à se laisser apprivoiser et retenir… Elle écarte ses pensées d'un petit geste de la tête qui le fait rire. Profiter de l'instant présent est sa devise, après, on verra bien. Tant de choses peuvent se passer.
Ils reprennent la voiture et retournent chez Stuart. Celui-ci refuse de dire à Sara ce qu'il manigance, pourtant elle est sûre qu'il a une idée derrière la tête. Il remplit un sac de provisions diverses, pain, viande, fruits, eau, et va le mettre dans le coffre du 4x4. Il saisit au passage son swag qui prend le même chemin, puis attrape deux pull-overs. Sara le regarde, amusée, elle se laisse porter par les évènements. Elle se doute bien qu'il veut l'emmener se balader et dîner au feu de camp dans ce désert qu'ils aiment tant tous les deux, ce désert qui les unit. Avant qu'elle ne reparte vers la grande ville, la civilisation, la foule.
Il l'attire contre lui, l'embrasse et l'emmène vers le véhicule. Elle le suit sans rien dire, un petit sourire au coin des lèvres. Jamais personne ne lui avait fait de plus beau cadeau, ne lui avait offert de virée aussi romantique. Elle sait qu'elle ne pourra jamais oublier cette journée.
Au milieu de l'après-midi, ils quittent la ville poussiéreuse d'Alice et s'engagent dans le désert infini qui l'entoure, main dans la main, unis par leur amour des grands espaces et leur complicité tendre. Stuart l'emmène dans un coin qu'il connaît bien pour y être venu souvent. Pour se promener, se ressourcer dans cette nature indomptable contre laquelle l'homme ne peut rien, se retrouver. Il a envie de partager ses secrets avec elle, de lui donner une petite part de lui avant qu'elle ne le quitte et reprenne sa route de nomade. Il sait qu'il ne peut pas la retenir, personne ne le peut. Alors il a de plus en plus envie de partir avec elle, mais il sait aussi qu'elle est bien trop attachée à sa liberté, sa solitude. Il ne la connaît pas depuis longtemps, mais il la devine, insaisissable et pourtant si attachante. Il sent aussi que malgré tout ce qui les rapproche il est différent d'elle. Il ne pourrait pas vivre toute sa vie sur les routes, loin de ce désert qui fait maintenant partie de lui. Ce coin l'a comme ensorcelé.
Sara commence également à ressentir cette magie, cette attraction presque violente, mais elle ne le réalise pas encore.
Ils ont quitté la route goudronnée, la Stuart Highway, depuis un moment déjà, pour des pistes sableuses ocres à peine visibles. Ils sont maintenant loin de la petite ville d'Alice, assez loin pour se croire au milieu de nulle part, sans repères si ce n'est le soleil qui indique à Sara leur direction. Le désert ici n'est plus totalement plat, des collines s'élèvent doucement, l'herbe desséchée et jaunie qui les recouvre partiellement ondule dans la brise chaude. Ils laissent le 4x4 sur le bord de la piste et Stuart emmène Sara à la découverte de cet endroit solitaire, à pied. Elle a confiance en lui, elle sait qu'il connaît bien ce désert et qu'ils ne se perdront pas. Avec lui il ne peut rien lui arriver. Le soleil descend lentement sur l'horizon, et le désert semble alors se recouvrir d'or et de feu. Sara est fascinée, l'instant est irréel et fugace, mais si beau qu'elle a l'impression qu'il dure une éternité…
Au milieu de cette étendue ocre, la notion de temps n'a plus de consistance, plus de réalité. Elle regarde le soleil se coucher, cédant sa place à l'obscurité de la nuit étoilée, les bras de Stuart autour d'elle, sa haute stature la dominant, la protégeant du monde, sa tendresse l'enveloppant comme un cocon douillet.
Le froid les oblige à bouger, à se sortir de cette communion totale de leurs esprits et de la nature. Ils enfilent leurs pulls et ramassent du bois aux alentours afin d'allumer un feu à même le sable. Très vite les flammes dévorent les branches sèches et racornies et le feu danse gaiement devant eux. Ils s'assoient, Sara dans les bras de Stuart, attendant patiemment que la viande qu'ils ont emmenée cuise sur les braises. Sara voudrait que cette soirée ne finisse jamais.
Plus tard, ils font l'amour, s'unissant passionnément dans cette immensité désertique, avec pour seuls témoins le ciel et les astres de la nuit. Ils se blottissent l'un contre l'autre dans le swag, peau contre peau, comblés, heureux. Aucun d'eux n'est pressé de rentrer, de mettre fin à la magie de ces instants volés, si précieux.
Longtemps ils restent là, se murmurant des secrets et des mots tendres, incapables de s'en aller, comme prisonniers du désert.
Le feu s'éteint lentement, l'éclat des dernières braises disparaît dans la nuit. Alors seulement ils se lèvent, se rhabillent et regagnent le 4x4, cet engin qui les relie à la civilisation, à leurs vies. Ils repartent vers Alice, silencieux, encore sous le charme sauvage de leur soirée.
Sara sait que le retour à la réalité va être dur, aussi refuse-t-elle d'y penser, pas maintenant, pas encore. Ils leur restent quelques heures…
15 septembre
Ce matin, Stuart a programmé le réveil. Pourtant ni lui ni Sara n'ont envie de se lever, de se lâcher. Ils savent que c'est leur dernier matin, leurs derniers instants ensemble. En effet, le bus de Sara part à 10H15. Alors ils veulent profiter de chaque instant, chaque seconde. Les regards, les sourires, les caresses… Ils ne sont jamais rassasiés l'un de l'autre.
Ils se lèvent, ils sont déjà en retard. Pas le temps de prendre une douche ou même de déjeuner, ils s'habillent en vitesse et quittent l'appartement. Sara s'installe à l'avant du 4x4 pendant qu'il pose son sac dans le coffre. Il se met au volant et lui prend la main. Elle aime ce contact permanent, cette tendresse immense entre eux.
Ils arrivent, trop vite au gré de Sara, au terminal des bus. Elle se rend au comptoir pour enregistrer son bagage. Il l'attend un peu à l'écart, sans la quitter des yeux. Il veut mémoriser son image et sa beauté si naturelle, pour ne jamais l'oublier. Au bout de quelques minutes, elle se retourne vers lui, lui souriant doucement. Elle s'approche et lui tend un morceau de papier avec ses coordonnées inscrites dessus. C'est son adresse en Europe bien sûr, car elle n'a pour l'instant pas d'adresse fixe en Australie. Ils n'ont jamais vraiment parlé de l'avenir, et elle sait qu'elle ne restera pas car elle s'en tient à ses projets de découverte du pays et à sa défiance des relations amoureuses sérieuses, mais elle ne veut pas le quitter comme ça, sans rien faire. Il sourit, et lui donne en retour son adresse, qu'elle connaît déjà d'ailleurs. Il n'a pas envie de la laisser partir. Mais il le faut bien.
Ils sortent, il l'enlace et ils restent là, au soleil, sans bouger, l'un contre l'autre. Ils parlent, à peine, s'embrassent. Sara ne veut pas le quitter, pas encore, c'est injuste. Pourtant elle ne dit rien. Le lien qui les unit est fort, mais la durée l'affaiblirait très certainement. Elle espère quand même qu'il la contactera, qu'ils pourront même peut-être se revoir bientôt, mais elle ne sait pas trop si elle doit y croire. Elle aimerait qu'ils partent ensemble, à l'aventure, n'importe où, libres de toutes les réalités (travail, argent)…
Le bus est là maintenant, il faut que Sara y aille, ils s'embrassent une dernière fois, elle a du mal à s'arracher à ses bras. Elle monte et s'installe au fond, près d'une fenêtre. Le bus démarre, il le regarde s'éloigner avec une boule dans l'estomac. Longtemps il reste là, perdu dans ses pensées, déjà malheureux. Sara sent elle aussi la tristesse l'envahir, et lorsque le bus sort de la ville elle laisse les larmes couler sur ses joues. Pourvu qu'il ne l'oublie jamais !
Elle se perd dans la contemplation du paysage, elle aime tant ce coin du monde et tous les endroits magnifiques qu'on peut y trouver. C'est un peu comme si elle avait laissé une part d'elle-même ici, un morceau de son cœur. Le bush défile, à perte de vue, toujours le même et pourtant si différent, fascinant. Sara somnole une bonne partie de la matinée. Elle déjeune d'une salade de fruits vers midi lorsque le bus stoppe dans une station-service isolée. Elle n'a pas faim, elle se sent malheureuse et Doug lui manque déjà terriblement. Elle porte son odeur sur elle, qui la rattache encore à lui. Pourtant elle ressent déjà cruellement son absence.
Alors elle se concentre sur le paysage, sur ce désert qu'elle a appris à aimer. Elle avait lu quelque part que toute personne qui pénètre dans le bush australien si particulier en reste marqué à vie. Marqué par son étrangeté et sa beauté mais aussi par sa dureté, son inhumanité. Et si elle est sûre d'une chose, c'est bien qu'elle reviendra ici, avec ou sans Stuart, simplement pour retrouver ce désert unique, où le rouge du minéral s'oppose presque violemment au bleu intense du ciel, où les distances n'existent plus tant elles sont grandes. Elle est conquise, définitivement. Ce désert rouge fait désormais partie d'elle, qu'elle le veuille ou non.
Le désert, immense, si vaste et si surprenant dans sa diversité. Les aborigènes et leur culture millénaire. Le sourire et l'accueil chaleureux des autochtones. Ces pistes ocres interminables qui se perdent dans l'infini de l'outback, qui semblent n'aller nulle part. Ces chevaux sauvages en totale liberté dans les pâturages du bush…
Elle aime profondément ce coin du monde, même si elle n'est là que depuis quelques jours. Cet endroit l'enchante, la surprend, la bouleverse. Et bien sûr ses pensées reviennent vers Stuart, le bushman d'adoption. Elle ne s'attendait pas à rencontrer quelqu'un, à s'abandonner comme elle l'a fait avec lui. Il est tellement tendre, gentil, curieux, dynamique et ouvert. Ouvert sur les autres et sur le monde. Chaque nuit dans ses bras, la sensation de ses mains sur elle, était un pur moment de bonheur. Elle sourit en repensant à son regard sur elle, à sa dégaine, à son sourire…
L'idée, insupportable, qu'elle pourrait ne plus jamais le revoir lui donne envie de pleurer à nouveau. Pour la première fois de sa vie, elle se rend compte qu'elle aimerait essayer de vivre une relation jusqu'au bout, avec lui. Elle ne veut pas passer à côté de quelque chose de bien, et pourtant elle a le sentiment que c'est exactement ce qu'elle est en train de faire. Elle est tellement éprise de sa fichue indépendance, elle a tellement peur de se retrouver bloquée, de se sentir prise au piège, de ne plus avoir le choix. Sa vie n'appartient qu'à elle, mais cette liberté totale a un prix, elle le sait maintenant. C'est la solitude qui l'accompagne partout, tenace. Pour la première fois elle envisagerait de construire quelque chose, prenant enfin conscience qu'une vie partagée peut aussi apporter beaucoup.
Mais elle doute de sa faculté à franchir enfin le pas, les vieilles habitudes ont la peau dure. Elle a donc préféré finalement le départ, la fuite en avant pour échapper à toutes ces questions, ces incertitudes terribles. Et lui, qu'en pense-t-il ? Il ne lui a rien demandé, après tout, il n'a jamais parlé d'avenir commun. De toute façon, elle se dit que dans quelques jours, peut-être quelques semaines, elle sera redevenue la Sara qu'elle connaît, bohème et instable, insouciante et heureuse. Et qu'elle pourra reprendre sa vie d'avant. Avant leur rencontre, avant lui. Elle a choisi, il est trop tard à présent.
Le soleil descend lentement sur l'horizon et colore le bush. Le ciel prend une teinte rose-orangée, les couleurs sont chaudes, toute la magie de cette fin d'après-midi réconforte Sara. Le bus arrive à Coober Pedy, la ville des mineurs. Son nom est tiré de l'expression aborigène " Kupa Piti ", signifiant " homme blanc sous terre ". C'est la ville des chercheurs d'opales, des aventuriers, des hommes d'un autre temps, à la poursuite de leurs rêves, passionnés et un peu fous. Une ville poussiéreuse et isolée du monde réel, une ville à part. Le paysage est extraordinaire : le bush est constellé de trous et de monticules de sable, certains atteignant plusieurs mètres de diamètre et de hauteur ! Un véritable gruyère… Les machines de forage, sombres silhouettes immobiles qui se découpent sur le ciel pâle, ajoutent une dimension irréelle supplémentaire à l'ensemble. C'est étonnant, stupéfiant.
Sara repense à cette femme chercheuse d'opales rencontrée à Alice Springs une semaine plus tôt. Déjà ! et pourtant cela lui semble si lointain, presque dans une autre dimension, tant ce qu'elle a vécu depuis l'a marquée. Le bus stoppe à Coober Pedy. Sara en profite pour se laver les dents et s'acheter une barre chocolatée. Elle n'a toujours pas faim, mais il faut bien qu'elle mange et le chocolat est la seule chose qui la tente un tant soit peu. Elle essaye de sentir encore sur sa peau et ses vêtements l'odeur de Stuart, elle n'arrête pas de penser à lui. Cette ville, un peu fantôme, lunaire, s'accorde bien avec son humeur mélancolique et solitaire.
L'obscurité est tombée, mais ce soir c'est la pleine lune, la nuit est claire. Les étoiles brillent un peu moins fort dans le ciel sans nuages, immense et beau. Sydney lui semble si loin, dans le temps comme dans l'espace. Elle a l'impression étrange d'être égarée dans un autre espace-temps. Ces quelques jours ont constitué pour elle une sorte de parenthèse, à part mais pourtant indispensables à sa vie, une parenthèse dont elle a du mal à s'extraire. Elle n'en a d'ailleurs pas envie. C'est encore trop tôt.
Dans le bus, le chauffeur lance un film pour distraire ses passagers. Les bus australiens sont tous équipés de télévisions et magnétoscopes sur les longs trajets. Ce jour-là, c'est une comédie américaine assez récente, sans imagination ni surprise qui est diffusée. Sara écoute d'une oreille distraite tout en regardant défiler le paysage par la fenêtre. Des kangourous fuient dans le bush sur les bas-côtés au passage du bus, éblouis par l'éclat des phares, image désormais familière du désert.
Il faut qu'elle essaye de dormir.
Elle a plus ou moins somnolé pendant tout le trajet nocturne, constamment tirée en sursaut de sa léthargie par les freinages brusques et les écarts infligés au véhicule par son chauffeur qui évite ainsi les kangourous, véritables fléaux du bush, plus dangereux que les mouches. Elle reste dans le bus durant les quelques arrêts qui ponctuent leur route, toujours très courts, pour faire le plein d'essence ou changer de chauffeur, dans les stations-services isolées. Elle a froid, malgré son pull, car la climatisation fonctionne, superflue durant la nuit. Elle se blottit au fond de son siège, ferme les yeux et essaye de sombrer à nouveau dans le sommeil, car cela lui évite de penser. Penser à Stuart et à ce vide grandissant qu'elle ressent en elle…
16 septembre... etc. jusqu'en octobre
Le bus arrive à Adélaïde vers six heures du matin, le jour ne va pas tarder à se lever, il fait frais. Sara se pose dans un coin du terminal avec ses affaires. Elle décide de téléphoner à ses parents, histoire de leur faire savoir que tout va bien, de les rassurer. Elle sait qu'ils apprécient ce petit geste tout simple de donner régulièrement des nouvelles. Ce sont ses parents, elle comprend qu'ils puissent s'inquiéter de la savoir sur les routes. Puis elle prend une bonne douche, toujours au terminal, qui est équipé. En effet, dans ce pays démesuré, les distances sont tellement énormes que les trajets entre villes sont très longs, souvent une dizaine d'heures au minimum. Les terminaux accueillent donc des passagers " longues distances ", fatigués et qui apprécient de pouvoir se détendre sous une douche chaude avant de repartir.
Le jour est levé maintenant, Sara laisse son sac en consigne et part se promener. Elle ne doit retrouver son amie étudiante qu'en fin d'après-midi à Victoria Square, la grande place immanquable de la ville. Pour l'instant elle va prendre un copieux petit-déjeuner qui lui donnera des forces. Elle pense à Stuart, se demande ce qu'il fait, et si lui il pense à elle. Elle n'est pas comme cela d'habitude, elle n'a jamais été aussi accro.
Elle apprécie cette journée un peu entre parenthèses elle aussi, tout comme les quelques jours qui viennent de s'écouler. Elle avait besoin d'être seule, de se retrouver avant d'aller à nouveau vers les autres.
Elle se promène, Victoria Square, Kings William Street, The Rundle Mall, la galerie commerciale où elle déjeune d'une salade.
Adélaïde est connue pour être la ville des églises, et effectivement Sara ne peut pas parcourir cinq cents mètres sans tomber sur un bâtiment religieux, parfois plusieurs se faisant face sur une même place : églises catholiques, orthodoxes, anglicanes, baptistes… C'est aussi une ville qui mélange les édifices modernes -tours en verre et métal- et anciens, beaucoup plus classiques, dans le plus pur style british -en briques ou en pierres rouges. A part ça, il n'y a pas grand-chose à voir. Sara finit par s'installer sur un banc au soleil à Victoria Square. Elle regarde passer les gens : des japonais qui " mitraillent " tout et n'importe quoi, partout, des adolescents australiens en rollers, des collégiens en uniformes, très anglais, des aborigènes qui discutent assis sur la pelouse. Une foule hétéroclite !
Vers 17 heures elle aperçoit son amie Fred qui la cherche, près de la fontaine, lieu fixé pour leur rendez-vous. Elle se lève et va à sa rencontre en souriant. Elles ne se sont pas vues depuis bientôt deux ans, mais un regard suffit pour savoir que leur amitié est restée intacte malgré la distance. En quelques instants elles retrouvent leur ancienne complicité, entretenue au fil des mois par des courriers et des e-mails.
Sara se dit que ces quelques jours à Adélaïde vont lui faire du bien, lui permettre de se changer les idées, de " s'aérer la tête ", comme elle dit...
Un mois a passé depuis ce jour. Sara est maintenant à Sydney, et ce depuis presque trois semaines. Il pleut.
Les quelques jours passés à Adélaïde avec son amie ont été totalement dingues : balades en ville, sorties avec Fred et sa bande de copains, pour aller au cinéma ou boire un verre et danser. Elle s'est bien amusée, et n'a pas vu le temps s'écouler. D'autant plus qu'elle n'avait pas vu son amie depuis longtemps, elles avaient des tas de choses à se raconter toutes les deux. Parler de Stuart à quelqu'un lui a fait beaucoup de bien, elle s'est sentie moins seule. Elle n'a pas pu le sortir de ses pensées. Si elle sortait, c'était plus pour accompagner Fred et lui faire plaisir que pour " s'éclater ". Elle n'avait pas envie de faire des efforts de look, et encore moins de se faire draguer. Avant, elle adorait ça, son ego en était ainsi flatté. Elle aimait jouer avec les hommes, se jouer d'eux. Son meilleur ami lui avait dit un jour qu'elle avait souvent un comportement de " mec ", même si elle était loin d'en avoir le physique ingrat !
Mais cette fois, elle n'a pas pu s'empêcher de penser à Stuart, constamment, à ce qu'il faisait. Elle espérait également que de son côté il ne l'avait pas déjà oubliée, classée comme une affaire terminée. Cette idée lui faisait mal, elle la repoussait presque violemment. Non, elle n'avait pas rêvé tous ces instants magiques partagés !
Elle a quand même réussi à bien profiter de son séjour, car elle n'est pas du genre à se laisser gâcher le présent. Revoir son amie, découvrir une nouvelle ville, une nouvelle région, lui a permis de se changer les idées.
Après cet intermède très festif et occupé de son périple, elle a repris la route, direction le Nord-Est du pays et le Queensland. Elle a découvert Cairns et les bords de la Daintree, la forêt tropicale luxuriante et exubérante de l'intérieur des terres et les îles de la grande barrière de corail. Elle a fait de la plongée dans un monde aquatique extraordinaire, une mer turquoise, au milieu des coraux et des poissons colorés. Elle n'a pas beaucoup lézardé au soleil sur les plages, détestant rester à ne rien faire.
Elle a adoré, mais pourtant c'est bien le bush ocre et sauvage du Northern Territory qui est à jamais gravé dans son cœur, qui y prend toute la place, même si aucune comparaison n'est possible entre ces deux univers si différents, presque contraires.
Puis elle a pris l'avion pour Sydney où elle a trouvé un petit boulot de serveuse dans un bar. Sans problèmes. Mais avec l'impression de laisser une part d'elle-même derrière elle, au fur et à mesure que l'avion se rapprochait de la ville. Et la climatisation qui la frigorifiait... elle a d'ailleurs attrapé un bon rhume.
Elle a la tête et l'esprit ailleurs. Très loin. A des milliers de kilomètres de là.
Elle s'est intégrée depuis dans son emploi, mais elle a toujours du mal à se persuader qu'elle doit se ré-installer dans une vie citadine normale, rythmée par le travail et les loisirs, au moins pour quelques temps. Une vie qui n'est pas et n'a jamais été la sienne. Elle s'est fait des amis, leur a raconté son voyage et montré les photographies qu'elle s'était empressée d'amener à développer. Mais comment faire partager ce qu'elle ressent au plus profond d'elle-même à des gens qui ne la connaissent pas vraiment ?
Elle regarde la photo de Stuart glissée dans son portefeuille, au milieu de ses papiers. Elle l'avait pris sur le vif, un midi, alors qu'il se tournait vers elle en souriant pour lui proposer du café. Elle repense à tous ces instants magiques qu'ils ont partagés, ces regards qui parlaient pour eux, ces gestes tendres qui lui manquent tant... Un doux sourire illumine son visage, mais la sensation de vide et de solitude ne tarde pas à revenir en force. Elle se sent si seule. Il lui manque terriblement, bien plus qu'elle n'aurait pu imaginer. Sans être totalement malheureuse, car elle a une vie trépidante et elle le sait, elle est pourtant tout de même incapable de se sentir heureuse, le vide qui l'habite est bien trop grand. Il lui manque quelque chose de fondamental, quelqu'un, lui.
Elle n'arrive pas à se projeter dans le futur, à s'imaginer dans sa nouvelle vie : le travail, les horaires fixes, la solitude le soir en rentrant dans le petit studio qu'elle a loué, les responsabilités courantes… Elle aime Sydney, elle s'y sent bien. La ville est très agréable et les Sydneysiders, ses habitants, sont chaleureux et relax. Elle aime se promener en bord de mer, flâner, la tête ailleurs, que ce soit du côté de l'Opéra, en longeant les splendides Jardins Botaniques, ou des innombrables plages de la baie. Elle est tombée sous le charme du vieux quartier de la ville, the Rocks, avec ses ruelles pavées en pente, ses échoppes et ses pubs chaleureux. Ce quartier qui a été celui des premiers colons européens, ces prisonniers envoyés à l'autre bout du monde pour désengorger les prisons d'Europe et se débarrasser de la racaille indésirable. Curieuse histoire que celle de l'Australie… Tout a bien changé depuis, ce pays est devenu une destination enviée.
Cependant elle a envie de repartir vers le Centre Rouge, le désert et Stuart. Elle sait que ce n'est pas raisonnable, après tout elle a choisi de partir et lui n'a rien fait pour la retenir, mais elle a beau essayer de se raisonner, elle a toujours laissé son cœur parler pour elle. Elle pensait qu'une fois loin de lui, elle pourrait penser à Stuart calmement, une rencontre unique et magique comme on en fait parfois en voyageant, dont elle se souviendrait toujours, mais sans regrets ni manque. Laisser le temps adoucir ses sentiments, les aplanir. Elle s'aperçoit qu'elle avait tort. Il lui manque et cette souffrance ne diminue pas. Elle essaye de se persuader qu'il est encore trop tôt, mais cela ne marche pas. Le pire peut-être, c'est de ne pas savoir ce que lui ressent, là-bas dans son désert. Si au moins elle était sûre… quelque part elle voudrait qu'il souffre lui aussi, qu'il souffre de son absence à elle. Elle veut retrouver son sourire taquin et tendre, son énergie et sa force tranquille.
Ce soir-là, en regardant, déprimée, la pluie tomber en bruine fine sur la baie, Sara prend une décision. Une décision impulsive et importante. Qui va changer le cours de sa vie. Qui s'impose d'elle-même, évidente.
Le lendemain, elle trouve un second job, serveuse dans un autre bar des Rocks. Et elle se met à travailler d'arrache-pied pendant plusieurs semaines, économisant tout ce qu'elle peut, précieusement. Ses deux activités l'occupent et lui évitent de trop réfléchir. Puis finalement elle démissionne de ses deux boulots, le même jour, non sans s'être expliqué avec ses patrons sur ses raisons, et elle se rend à l'aéroport acheter un billet d'avion pour Alice Springs. Un aller simple.
Elle a choisi. Elle verra bien ce qui arrivera, il sera toujours temps d'aviser une fois sur place. Ce ne serait après tout pas la première fois qu'elle se " planterait ", et jusqu'à présent elle est toujours retombée sur ses pieds. Mais elle fait confiance à son instinct, à ses sentiments. Elle accepte enfin le fait qu'elle puisse être amoureuse. Et elle veut essayer de vivre cette aventure. Si Stuart ne veut plus d'elle, alors peut-être repartira-t-elle, peut-être reviendra-t-elle à Sydney. Ou elle essaiera de donner vie à ce projet insensé qui lui était venu à l'esprit lorsqu'elle se trouvait à Alice avec Stuart. S'installer là-bas. S'investir dans un travail axé sur l'environnement, les aborigènes et le tourisme, là-bas en plein cœur de ce désert qui lui manque tant. Elle sait qu'avec beaucoup de volonté, d'enthousiasme et d'humilité, les portes finissent par s'ouvrir. Elle ne manque pas de caractère et pour la première fois de sa vie, elle sait ce qu'elle veut.
Au moins elle sera fixée et elle cessera de se poser constamment des tonnes de questions sans réponse. Elle pourra alors vivre à nouveau sa vie, quelle qu'elle soit.
Ce soir-là, elle lui écrit. Une longue lettre pour lui dire ce qu'elle ressent, et ce besoin qu'elle a de le revoir. Elle explique surtout qu'elle ne veut pas le brusquer ou l'obliger à quoi que ce soit. Elle lui annonce qu'elle vient, tout simplement. Elle lui donne la date et l'heure précise de l'atterrissage. A lui de voir s'il a envie d'être là ou pas. Elle comprendra, quel que soit son choix, elle l'acceptera. Elle lui dit aussi qu'elle se sent un peu chez elle dans ce coin du monde. Elle se débrouillera s'il ne vient pas, elle se débrouille toujours.
Elle réalise à quel point elle manque de confiance, en elle, en lui. En l'amour. Elle n'a jamais vraiment crû au grand amour, celui qui dure toute une vie. Elle n'a jamais eu de relation stable ou durable non plus. Mais cette fois elle a envie de tenter le coup. Elle sent que cela en vaut la peine. Même si ce n'est que pour quelques mois. Elle a conscience que c'est toujours elle qui part et que c'est pour cette raison qu'elle doute. Elle doute de sa capacité à aimer, à savoir gérer une vraie relation sans tout gâcher. Mais si elle n'essaye pas, si elle continue à fuir, alors elle ne saura jamais. Avec lui, elle décide de prendre le risque.
Un jour de novembre
L'avion a décollé de l'aéroport intérieur de Sydney depuis une heure, laissant loin derrière lui la silhouette majestueuse du Harbour Bridge, le "Vieux Cintre" comme le surnomment affectueusement les Sydneysiders, l'Opéra et ses coquilles de nautile, Circular Quay et ses ferrys, la baie elle-même. Sara regarde les nuages à travers le hublot. Elle a tout quitté, une fois de plus. Sans regrets. Sans aucune certitude non plus. Elle pense à Stuart bien sûr et elle essaye d'imaginer leurs retrouvailles, encore et encore, il existe mille possibilités, mille scénarios possibles, du meilleur au pire. Elle a peur. Et s'il ne l'attendait pas ? S'il ne voulait pas, lui, leur donner une chance ? Il n'y a aucun mode d'emploi pour savoir ce que pense l'autre.
Le voyage lui paraît interminable. Elle voudrait déjà être arrivée, impatiente de le voir. Pourtant une partie d'elle aimerait que le vol s'éternise, car tout est encore possible, pour le moment, rien n'est joué. Elle se demande comment elle réagira s'il n'est pas là. Une vraie torture mentale.
L'avion se pose en fin de matinée à Alice Springs, enfin. L'angoisse lui noue l'estomac, elle a les mains qui tremblent légèrement et la tête qui bourdonne. Elle sait maintenant ce que l'on ressent à l'idée que tout peut nous échapper en un instant irrémédiable, une situation hors de tout contrôle.
Elle sort lentement de l'appareil et traverse le hall de l'aérogare en se retenant de se précipiter et de bousculer les autres passagers. Les minutes paraissent durer des siècles, les bagages sont si longs à arriver sur le tapis roulant. Elle finit quand même par récupérer son sac, qu'elle jette sur ses épaules. Et voilà enfin les portes vitrées d'accès au hall principal ! Elle les franchit et regarde tout autour d'elle. Elle a le cœur qui bat la chamade, si fort qu'elle a l'impression que tout le monde l'entend. Pendant un court instant elle sent la panique l'envahir et les larmes lui brûler les yeux. Puis elle l'aperçoit, un peu à l'écart, souriant, les yeux brillants d'un éclat intense. Il est venu ! Elle court vers lui, puis s'arrête, indécise, submergée de bonheur. Il s'avance, la prend dans ses bras et l'étreint. Il la serre très fort tout contre lui, pour ne plus jamais la laisser partir. Il lui murmure à l'oreille : "tu m'as tellement manqué, mon amour", et elle se laisse aller dans un abandon total, incapable de parler. Ils s'embrassent, un baiser tendre et passionné à la fois.
Elle sent, à cet instant, avec certitude, qu'elle a eu raison, elle a fait le bon choix… Elle ne sait toujours pas de quoi sera fait l'avenir, mais elle l'envisage sereinement car elle sait que désormais, quoi qu'il arrive, ils seront deux. Unis et indissociables. Peut-être pas pour toujours, mais le temps n'a pas d'importance. Ils s'aiment, ces deux-là, tout simplement…
France, 2000
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