Texte vainqueur du prix "Français à l'étranger" du concours de nouvelles
du Cercle de Poésie Aux Quatre Points Cardinaux

Et quelques fiches de lecture, suite au concours Sol'Air ! Cliquez...

Seule. Assise dans un train. Qui file à grande vitesse, avalant les kilomètres comme un ogre. Elle fuit. Quoi ? Sa vie, sa vie si parfaite et pourtant si vide. Si triste. Elle a tout lâché sur une impulsion, instinctive et violente. Irrépressible. Elle a laissé le hasard décider pour elle de sa destination. Ou peut-être son âme d'enfant qui réapparaît doucement en elle. La musique des mots, des noms. Les images qui sont nées dans son esprit à l'évocation de certains lieux. Elle a l'impression étrange que le temps s'est arrêté. Il y a une éternité qu'elle est partie. Ou juste quelques minutes. Elle sourit, se laisse porter. Par ses rêves, ses envies. Le temps qui s'écoule n'a plus guère d'importance. Elle réapprend à vivre dans le présent. Son présent. Se réapproprier le temps, son temps de vie. Quelle volupté ! Ne plus penser qu'à elle. 
Elle se sent bien. Légère. Heureuse comme elle ne l'a pas été depuis si longtemps. Elle n'a plus rien, pourtant elle se sent bien plus riche qu'avant. Plus riche d'espoir, de sensations, de désir. D'inattendu. Elle n'a aucune idée de ce que lui réserve l'avenir, mais peu lui importe. Incurable optimisme. Cela au moins ne l'a jamais quitté. 

Le train est arrivé. Quelque part. Destination finale, terminus. Pas pour elle. Elle n'a pas réfléchi, s'est contentée de suivre son instinct. Si fort, plus qu'il ne l'a jamais été. Ou plus qu'elle ne l'a jamais entendu, écouté. Et elle est maintenant dans un avion. Loin au-dessus du monde, loin au-delà de son monde. Où s'arrêtera sa fuite ? Sa quête. L'autre bout de la terre lui tend les bras, l'appelle, et elle comprend qu'elle n'attendait que ça. Céder à ses rêves, prendre le chemin de la vie, de sa vie. L'appel de la route. Le chant des pistes. 
Le vol est long, interminable. Elle est coincée dans son siège étroit, au fond de l'appareil. Elle a l'impression étrange que le temps s'est étiré, distordu. Qu'elle est, qu'ils sont tous, pilotes et passagers, dans un autre espace-temps. A part du reste de l'humanité. En aparté de leur vie. Les autres la regardent parfois avec une drôle d'expression sur le visage. Peut-être a-t-elle l'air un peu dérangée ? Son regard brille d'une lueur curieuse. Une lueur inhabituelle. La flamme de la vie qui commence enfin pour elle. Folie ? Cette idée l'amuse. Elle ne s'est jamais sentie aussi normale… sur la bonne voie pour devenir elle. Enfin libre. Libérée de la gangue étouffante de sa vie, du regard des autres, des contraintes. Elle ferme les yeux et s'endort en souriant. Elle perd toute notion de réalité. 

Lorsqu'elle descend de l'avion, tout au nord de ce que l'on appelle le Territoire du Nord, porte d'entrée sur le désert qui s'étend sur presque tout le continent, porte d'entrée sur le " never never land ", elle comprend instantanément qu'elle a fait le bon choix. C'est ici, dans ce pays que l'on surnomme le pays d'Oz, qu'elle trouvera ce qu'elle cherche. Quoi que ce soit. Quel que soit le temps que cela prendra. Quel qu'en soit le prix. 
Ici et pas ailleurs. C'est une certitude. Ancrée en elle aussi soudainement et aussi profondément que son besoin de fuir ce qu'elle a pu être. Un sentiment tout aussi incompréhensible, tout aussi impérieux que sa quête. Les digues ont cédé dans son esprit, libérant un flot inarrêtable qui balaye toutes ses craintes, toutes ses peurs.

Elle ne s'attarde pas dans cette petite ville défraîchie, écrasée sous la chaleur tropicale et moite. Elle sait, elle sent, qu'elle doit continuer sa route, descendre vers le sud, vers le cœur même du pays. Le désert. Qui l'appelle, la fait vibrer dans chaque fibre de son être. Un appel absolu, irrésistible. 
Elle est dans le bus. Quasiment vide. Quelques backpackers, quelques Aborigènes. Qui l'ignorent totalement, perdus dans leur monde, leurs rêves. Encore un trajet interminable. Un de plus. Des heures et des heures de route. Ponctuées d'arrêts dans des petites villes, au bout du bord de ce qui est déjà le bush. Îlots de civilisation qui luttent contre l'infini du désert. Sauvage et plat. Ocre.
Elle a les yeux rivés à la fenêtre. Elle retrouve petit à petit la capacité, héritée de l'enfance, à s'émerveiller de tout. Les couleurs, les formes, jusqu'à la poussière qui trouble la vision, bouleversent la réalité. Le coucher du soleil, qui embrase l'espace, illumine l'horizon de couleurs étonnantes. Bleu, mauve, rose. Comme un feu qui la brûle de l'intérieur. Puis tout s'assombrit dans la voûte céleste aussi vaste que l'univers. A portée de main. Si loin, infinie. 
Elle se sent bien. Elle se sent bien car elle s'enfonce dans le désert. Elle, la solitaire dans l'âme, que la foule et le bruit oppressent. Elle a trouvé sa voie, son chemin.

Une station service isolée, perdue au bord de cette highway si droite, seule route goudronnée traversant le pays dans sa largeur. Long ruban gris à perte de vue. Sans fin. Elle descend. L'air est sec, frais. La nuit l'emplit, la possède. Elle regarde les étoiles, plus brillantes qu'elle ne les a jamais vues. Elle frissonne. Elle commence à ressentir le poids et la liberté écrasante de cet espace démesuré, infini. Au bord de cette route interminable, qui l'emmène au cœur du pays. Le Centre Rouge, le " Red Heart ". Là où commence la vie, où bat le pouls millénaire du pays. Elle respire à fond, heureuse. Remonte dans le bus qui repart sur son trajet mille fois répété. Chaque jour. Du nord au sud, puis du sud au nord. Pour elle, c'est une première fois. Et ça ne s'oublie pas. 

Alice. La ville du désert. Son terminus. Son point de départ. C'est là que sa quête commence vraiment. Enfin. Car c'est de là qu'elle va s'enfoncer dans le désert. Après quelque jours, quelques semaines. Magie du lieu. Ne pas se laisser dérouter. Ne pas se laisser envoûter ni arrêter. Elle doit continuer. Au volant d'un 4x4. Avec une bonne provision d'eau et de nourriture. Une carte. De l'essence. Elle n'est pas inconsciente. Elle-même est incapable de dire si elle reviendra un jour, mais elle n'a pas pour autant envie de mourir. Juste disparaître. Pour un temps. Ou pour toujours.
On la croit folle. Irrécupérable. On la regarde partir en se disant qu'elle ne reviendra jamais. 

Elle suit une piste, puis une autre. Et encore une autre. Presque impraticables. Défoncées, profondes. Le soleil est son guide, son repère. Sur le côté des ornières, un lézard jaune, étrange animal surgi du fond des âges, la regarde passer sans bouger d'un pouce. Le désert ocre, rocailleux, où le rouge du minéral contraste si fortement avec le bleu du ciel, est envoûtant. Si différent de tout ce qu'elle connaît. Si surprenant. Elle croise des pistes qui ne semblent partir vers rien, nulle part, perpendiculairement à la sienne. Des chevaux sauvages, des " brumbies ", cherchant leur maigre pitance d'herbe desséchée. Des aigles qui tournoient tout là-haut dans les cieux. Les roches sont rouges, le sol est aride. Parsemé malgré tout ça et là de fleurs. Blanches, violettes. Et de spinifex, l'herbe du désert.
L'horizon n'est pas plat, il se plisse, se tord. La rocaille laisse la place à des collines sur lesquelles ondule une herbe brûlée par l'astre du jour, une herbe jaune comme le blé. Ou la pampa. Un long frisson parcourt le paysage, le vent s'est levé. Elle roule. Toujours plus loin. Vers les montagnes ocres qu'elle aperçoit au loin. La poussière retombe lentement derrière elle. 

Des jours et des jours loin de tout. Seule avec elle-même. Mais pas tout à fait. Accompagnée d'histoires aborigènes, vieilles comme le monde, qu'elle a entendues dans le vent. Dans l'âme même du désert. Légendes de la création du monde, de Tjukurpa, le Temps du Rêve, des êtres ancestraux, de la loi originelle. De la terre. 
Elle se sent chez elle, dans ce désert aride et inhospitalier, si dur mais pourtant si beau, fascinant. Un endroit unique. Magique. Un sentiment étrange, inexplicable. Pourquoi ici ? 
Un lieu où le temps semble s'être arrêté. Exister hors du temps. Loin de tout. Loin des autres, de la civilisation, de cette normalité qui a bien failli la détruire. Redevenir soi. 
Un jour elle abandonne son véhicule. Part avec son sac sur le dos. Au milieu de ce nulle part rougeoyant. Elle abandonne les derniers vestiges de modernité, incongrus ici et maintenant.

Elle s'éloigne. Lentement. Elle repense à son passé. Au moment où sa vie a enfin commencé. Par une fuite éperdue, irraisonnée. Une fuite en arrière, songe-t-elle en souriant. Car elle est revenue à l'essence même de son existence finalement. Se perdre au milieu de nulle part pour mieux se trouver. Se retrouver. Maintenant elle est prête. Prête à affronter sa vie. A vivre sa vie. Être elle. Elle ressent au plus profond de son être le besoin de cette sorte d'autisme, ce voyage intérieur, cet éloignement de tout. Vital. Et elle se rend compte aujourd'hui que ce besoin, cette envie, était en embuscade en elle depuis bien longtemps. Il lui a fallu un déclic, sentir que le moment était venu, pour enfin tout lâcher. Égoïsme ? Peut-être, mais c'est à ce prix qu'elle pourra éventuellement à nouveau vivre un jour. Avec elle-même et si possible avec les autres. Qui n'ont rien compris. Ou difficilement, incomplètement. Elle-même a du mal à expliquer ce qu'elle est en train de faire. Peu importe. Elle en a besoin. C'est tout. Et c'est essentiel. Tant pis pour ceux qu'elle aura perdu entre-temps, qui ne l'auront pas attendue.

Si elle revient. Jamais. Un jour. Bientôt. Changée, mais pourtant plus elle qu'elle ne l'a jamais été. Sereine, apaisée. 
Enfin. 

NB : L'Oz est le surnom que donnent les Australiens à leur pays magique...

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