Publié dans Les Cahiers du Québec
de la revue Chemins de Traverse
de l'association de l'Ours Blanc (France) - décembre 2008
Il était sur le bord du quai. Il attendait. Seul, minuscule et fragile. Il semblait perdu. Non, pas perdu, abandonné plutôt. À l’extrémité du quai du métro, à moitié dans l’ombre du tunnel, en équilibre au bord du gouffre, sur le sol poussiéreux. Je le distinguais à peine. Aujourd’hui encore, je ne sais pas ce qui m’a attiré l’œil. Il n’avait rien de remarquable : ni sa couleur, ni sa forme. Un simple carnet, un journal comme on en voit tant.
Rectangulaire, foncé, un peu abîmé, écorné même sur la couverture. Il avait dû tomber d’une poche ou d’un sac. J’essayais de me représenter son propriétaire, je me disais que ce carnet devait lui manquer. Peut-être le cherchait-il en ce moment-même ? Peut-être pourrais-je savoir, à la lecture de ses pages, qui il était. Ce à quoi il rêvait. Je voyais un jeune homme, grand, mince, dégingandé, l’air un peu halluciné, lunaire.
À ce moment de ma rêverie, l’air a semblé s’animer, un grondement s’est fait entendre dans le lointain, et bientôt deux yeux jaunes et brillants ont envahi le tunnel, avant que la rame ne jaillisse de sa caverne pour venir avaler son offrande quotidienne de passagers fatigués. Les gens se sont bousculés, se sont tassés. Les portes se sont refermées, gueules béantes et couinantes. Le train est reparti, a disparu dans le tunnel. L’air vibrant s’est apaisé, temporairement.
Je me suis retrouvée sur un quai désert, très vite submergé de nouveau par une vague d’inconnus pressés. Je n’étais pas montée. Je n’avais pas pu. Figée sur le quai, près de l’entrée du tunnel, je n’avais pas quitté des yeux le carnet. Mon carnet. Car il venait définitivement d’entrer dans ma vie et je ne pouvais plus l’ignorer. Après un bref coup d’œil autour de moi, je me suis penchée et je l’ai ramassé. Je l’ai serré dans mes mains, je me suis accrochée à lui comme à une bouée. Je le sentais déjà me parler, m’emporter. Quels mondes allait-il me faire découvrir ? Sans l’ouvrir, je l’ai glissé dans mon sac. Et quand la rame suivante est arrivée, je suis montée.
Une fois rendue chez moi seulement, j’ai sorti le journal de mon sac. Je l’ai posé délicatement, précautionneusement, sur la table basse du salon. Je voulais qu’il se sente bien et qu’il s’intègre à mon environnement personnel avant de le parcourir. Le rendre plus familier, plus proche, avant de violer son intimité. Je me suis préparé une tasse de thé, puis je suis venue m’asseoir en face de lui. Longtemps, je l’ai contemplé. Quelles aventures avait-il vécu entre les mains de son propriétaire légitime ?
J’ai fini par l’ouvrir, tout doucement. J’ai contemplé l’écriture qui se déroulait sur ses pages intérieures en longs rubans noirs irréguliers, un peu penchés. Une prose rédigée à la plume et à l’encre, entrecoupée ça et là d’illustrations naïves mais non dénuées de charme, de bouts de poèmes (ceux de l’écrivain ?) et de notes manuscrites à la va-vite dans la marge. Par endroits, la plume avait raclé le papier, presque au point de le déchirer. L’écriture devenait alors plus sèche, plus nerveuse et plus colérique. Ailleurs, l’angoisse et le chagrin semblaient prendre le pas sur toute autre émotion, et la graphie ramollissait, se diluait, se liquéfiait presque dans un mièvre gribouillis illisible.
Ce premier soir, je n’ai pas lu un seul mot du texte qui remplissait presque complètement le carnet.
(...)
Montréal,
Le 11 février 2008
$page='lecarnet'; $pasmoi=1;
include ("compteur.php");
?>
|