"Mon très cher mari,

Quand tu trouveras cette lettre je ne serai plus. La maladie aura finalement eu le dessus et je me serai avoué vaincue. Mais je ne peux la laisser gagner aussi facilement et attendre sans rien faire, sans rien dire, qu'elle m'emmène. Je préfère partir au moment que je choisirai. Très bientôt. Car mes facultés diminuent petit à petit, je le sens. Ce n'est pas encore perceptible, mais les changements commencent en dedans de moi, au plus profond de mes entrailles. Et je ne le supporte pas ! Déjà, il m'est difficile d'être couchée dans un lit d'hôpital. Pas parce que je suis loin de chez moi ou des miens, non, mais parce que l'hôpital pue la mort, la peur et la défaite. Moi je suis une battante, une femme qui a connu le triomphe tout au long de sa vie, ce n'est pas maintenant que je vais baisser les bras. Ni les yeux. 

Cette lettre est donc une lettre d'adieu. Je te prie de la lire jusqu'au bout, quels que soient les sentiments que tu éprouveras à sa lecture. Tu dois TOUT savoir. Car d'une certaine manière on peut dire que tu le mérites. Toi qui a vécu dans le mensonge sans même t'en apercevoir. Je ne peux pas croire que tu ne l'aies pas senti, parfois. En tout cas, le moment est venu de laisser éclater la vérité. 

J'attendais ce moment depuis si longtemps. Celui où je te laisserai seul, loin de moi, face à cette vérité que tu as toujours refusé de voir. Face à la culpabilité aussi, à la haine. Il est temps que tu assumes tes actes et leurs conséquences. Je peux presque te voir, en ce moment précis ; ton regard d'incompréhension, ton sourcil gauche plus haut que le droit, qui signe ainsi ta perplexité ; tes yeux de chien battu, de perdant, de faible, que j'ai dû subir toute ma vie, qui interrogent ce papier ; tes pensées qui tourbillonnent. Je viens de mourir, mais sache que je suis heureuse. Car je vais la rejoindre, enfin. 

Tu ne peux pas savoir combien de fois j'ai eu peur, oh ! si peur, de te perdre, par accident ou maladie prématurée, foudroyante. J'ai tremblé pour toi bien des fois. Quand tu partais en voyage d'affaires, en avion. Quand tu rentrais tard en hiver, sous la tempête. Chaque fois que tu me quittais, même cinq minutes, je tremblais. Car si tu avais disparu, tu m'aurais volé ces instants pour lesquels je vivais, je survivais. Ces instants qui me faisaient tenir, malgré tout. Les instants que tu découvres en lisant cette lettre. Peut-être que réside là réside mon seul et unique regret : ne pas pouvoir te regarder lire et te défaire, ne pas pouvoir contempler ma victoire totale, ma vengeance enfin assouvie ! 

J'étais si soulagée de te revoir chaque fois que tu rentrais à la maison, que tu croyais que je t'aimais. Toi, mon mari. Toi que j'ai épousé il y a maintenant plus de vingt-cinq ans. Pour le meilleur et pour le pire. J'ai eu droit au pire tout au long de ce calvaire, il faut bien que je garde le meilleur pour la toute fin ! J'ai veillé sur toi pendant toutes ces années, pour ne pas que tu puisses te consoler d'elle et trahir sa mémoire. Pour te rendre la vie dure, sans y paraître. Pour que tu paies. Toi qui voulais tant avoir des enfants, je t'ai dit que j'étais stérile, t'en souviens-tu ? Que je ne pouvais tomber enceinte, à cause d'une maladie infantile dont j'avais réchappé de justesse… la vérité, c'est que je n'en voulais pas, de tes enfants ! Je me protégeais. Comment aurais-je pu supporter la moindre ressemblance avec toi sur le visage de quelqu'un d'autre ? J'ai déjà tant de mal à te regarder. Mais je vais trop vite, il faut que je reprenne du début, pour que tu comprennes.

Tout a commencé avant que je ne te rencontre. Il y avait alors Anja dans ma vie. Mon âme sœur, ma meilleure amie. Tu le sais déjà, puisque tu prétends tout savoir de nous : nous avions douze ans l'année de notre rencontre. Elle, la petite immigrée aux longs cheveux noirs, au teint mat, qui s'exprimait difficilement en français, et moi, la Québécoise à cent pour cent qui vivait sous le joug de ses parents et de la religion. Ça a été le coup de foudre. Ne te méprends pas, je parle bien d'amitié. Anja était mon double, ma sœur, celle que j'attendais désespérément de trouver, pour me sortir de ma vie pathétique et renfermée. 
Elle était mon soleil, j'étais son seul lien dans cette société qu'elle ne connaissait pas. Nous passions tout notre temps ensemble, à parler, chanter, rire, jouer. J'adorais tout particulièrement peigner ses cheveux, si beaux et si soyeux, je pouvais y passer des heures. Mes parents n'aimaient pas trop me voir nouer amitié avec une " étrangère ". Mais je n'en avais cure, c'était ma rébellion à moi et personne n'aurait pu nous séparer. C'est ce que je croyais, tout du moins. Tout allait bien, notre bonheur et notre complicité étaient parfaits. Nous étions inséparables. 

Jusqu'au jour où tu as débarqué dans nos vies. Tu te souviens ? Moi, comme si c'était hier. J'avais dix-sept ans. Comme Anja, et comme toi, le nouveau petit voisin du cinquième, toi que j'ai détesté dès le premier jour. Ce jour maudit où tu nous as trouvées dans l'escalier, là-haut sous les combles, dans notre " refuge ". Car j'ai bien vu que tu étais tombé instantanément sous le charme d'Anja. Tu ne pouvais t'empêcher de la dévorer des yeux. Et cette attraction était réciproque, je l'ai senti tout de suite. Cette façon que vous aviez de vous jeter des regards en coin, de vous effleurer des mains. Comment aurais-je pu fermer les yeux sur ta façon de jouer avec ses cheveux, quelque temps plus tard, quand vous êtes devenus plus proches ? Troubles de l'adolescence, des premiers émois, des baisers volés, des caresses légères et timides. 

Oh, que je te détestais ! Car Anja passait la majorité de son temps avec toi, à présent. J'aurais pu ne rien faire, simplement attendre, si Anja ne s'était pas amourachée de toi plus qu'il n'était nécessaire. Elle s'est détachée de moi, petit à petit, sans se rendre compte du mal qu'elle me faisait. Que tu me faisais. Je sentais bien que je vous dérangeais quand je venais vous rejoindre sous les combles, que je n'étais plus la bienvenue. Notre amitié s'est défaite au profit de votre amour. Un amour qui grandissait chaque jour. Un sentiment hypocrite, malsain, naïf et totalement idiot. Comment avez-vous pu ? Tu n'as fait qu'inciter Anja à te donner son cœur. À tes yeux si supérieurs, si fiers, je n'existais pas ; tu m'ignorais superbement. Anja ne t'appartenait cependant pas, tu aurais dû savoir qu'elle était mienne depuis des années ! Je te l'avais pourtant dit et répété. Mais tu te contentais de rire, alors. 
J'étais jalouse de votre relation, furieuse aussi d'être mise à l'écart. Et j'aimais toujours Anja, je ne pouvais pas faire autrement. Ce n'était pas à elle que j'en voulais. Elle et moi, nous étions des âmes sœurs. Un peu de son sang coulait dans mes veines, et du mien irriguait son cœur, depuis cette nuit magique où nous avions échangé un serment d'amitié signé de rouge. 

Les mois ont passé, et je savais bien qu'avec nos dix-huit ans viendrait le temps des choix, de ta demande en mariage inévitable, peut-être de votre départ si l'aveuglement d'Anja persistait. Il fallait que je fasse quelque chose avant qu'il ne soit trop tard. Alors j'ai invité Anja à une sortie entre filles, comme autrefois. Je ne lui ai pas laissé le choix de refuser. Une après-midi entière, juste elle et moi. Comme autrefois. Pour se retrouver, partager de nouveau cette complicité unique qui nous unissait et qui ne demandait qu'à sortir de la prison où tu l'avais enfermée. Mais ce jour-là, même loin, elle n'a fait que me parler de toi. Toi, toi, toujours et encore toi. René le merveilleux, le tendre, le passionné… Cruelle déception. La mort dans l'âme, j'ai compris que je n'avais plus le choix, tu avais été trop loin, plus rien ne pouvait sauver mon amie. 

Nous sommes montées au sommet de la falaise. J'ai entraîné Anja tout au bord, là où on domine la mer, le monde. Là où personne ne passe jamais, où il nous avait toujours été défendu d'aller, petites filles. Il a été si facile de pousser Anja pendant qu'elle contemplait en silence ce paysage d'infini. Je ne saurai jamais ce qu'elle y voyait. Elle a basculé en avant, si légère qu'elle a semblé flotter un instant, puis elle n'a eu que le temps de me jeter un regard surpris avant d'entamer sa chute inéluctable vers la grève et ses rochers acérés. Elle n'a même pas crié. Car elle comprit, en me regardant, pourquoi j'avais fait cela. Et elle l'a accepté. Je te l'ai dit, nous étions semblables, elle et moi. Inséparables. Je suis restée longtemps à contempler son corps inerte, tache claire sur le roc noir, pantin désarticulé et inerte, loin en dessous de moi. Ma bien-aimée. Quand je suis rentrée, je n'ai eu aucun mal à pleurer, à feindre la panique la plus complète, l'horreur et le désespoir. Un tragique accident, une promenade qui avait mal tourné, un pied qui avait glissé. Personne n'a jamais rien soupçonné. 

Anja était désormais de nouveau à moi, à moi seule. Son âme m'appartenait et elle m'accompagnerait pour le reste de ma vie. Oh, bien sûr j'étais malheureuse, un peu. Tu veux savoir ce qui m'a consolé ? C'est lorsque j'ai vu ton visage quand tu as appris la nouvelle. Quand j'ai lu le désespoir le plus total dans tes yeux, dans ton cœur. Quand j'ai senti une partie de toi mourir avec elle. C'est à ce moment-là que j'ai pris ma décision. Celle qui allait décider de nos destinées, celle que me permettrait au moment ultime d'accomplir mon destin, ma vengeance. Celle de passer ma vie avec toi. 
Car si Anja est morte, c'est bien de ta faute. Ta seule et unique faute. Tu méritais un châtiment pire que la mort. La mort t'aurait permis de retrouver Anja. Je n'aurais jamais laissé faire une chose pareille.

Alors je t'ai consolé, t'en rappelles-tu ? J'ai surmonté ma haine et mon dégoût, je t'ai bercé, écouté, réconforté. Tellement froide en dedans, insensible à ta douleur, à tes pathétiques larmes. J'ai eu bien du courage, de te supporter ainsi. Tu as fini par m'épouser. Par dépit ? Par pitié pour ce que tu croyais que je ressentais ? Toi seul peux le dire. Je sais bien que ce n'est pas à moi que tu pensais quand tes yeux dérivaient dans le vague et qu'un sourire illuminait ton regard. Ou quand tu me prenais, comme une bête et toujours dans le noir. Tu essayais de voir Anja en moi. Y as-tu réussi ? Moi je n'ai vu qu'en fantôme à mes côtés. Un homme qui avait commis le pire des péchés et qui payait pour cela. 
Ton enfer ne fait que commencer.

J'ai été à tes côtés toutes ces années. Que je t'ai haï pendant tout ce temps ! Quand je frissonnais, ce n'était pas de désir ou d'amour, mais de haine et de colère. Aujourd'hui enfin, je dois te dévoiler la vérité, au moment ultime, alors qu'il me reste juste assez de force pour écrire ces lignes. Et je meurs en paix avec moi-même, mon âme va bientôt retrouver Anja dans l'autre monde. Je suis sûre qu'elle m'attend. 

Il est temps que je te laisse seul, seul avec ton fardeau, pauvre créature lâche et inconsciente ! Porte le poids de ta culpabilité et emporte-la avec toi où que tu ailles ! Tu es jeune encore, il te reste bien des années avant la mort. Je te les souhaite longues. 

"Longue sera la route
Jusqu'à l'horizon de l'oubli
On ne veut plus de toi ici…"

Jouissive vengeance enfin accomplie, qui me survivra et te tourmentera au plus profond de tes nuits, quand tu penseras à moi, à Anja et à ce que tu nous as fait.

                     Avec toute ma haine trop longtemps retenue,

                                                                                                  Célia."

L'homme repose les feuillets, ses mains tremblent violemment. Tout son corps est secoué de frissons. Il sent un grand froid l'envahir. Il ne peut pas y croire. Et quand enfin le sens de ce qu'il vient de lire le frappe de plein fouet, il tombe à genoux à côté du cercueil, les mains sur le visage, et ouvre la bouche sur un long cri silencieux.

Montréal,
Le 14 juin 2005

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