Arrêté au bord du trottoir, il attend que la lumière pour les piétons passe au vert. Autour de lui, certains passants traversent malgré le signal rouge, après un rapide coup d'œil sur la chaussée. Un coup à droite, un coup à gauche. Puis on transgresse la règle fondamentale. Mais lui, il sait. Il sait qu'il est interdit de mettre un pied sur le passage clouté tant que le petit bonhomme lumineux ne s'est pas mis à clignoter gaiement en vert. Alors il attend. Sagement, avec application. Il est conscient des regards des gens sur sa frêle silhouette. Il se sent tout petit. Comme quand il marchait avec maman dans la rue, sa main dans la sienne, son sac rouge sur le dos. (...) Attention, il doit se concentrer, ne pas perdre le fil de la réalité. Surtout que ça y est ! Les voitures ralentissent et s'immobilisent. C'est à son tour de traverser. Il regarde à gauche, puis à droite, puis de nouveau à gauche, comme maman le lui a appris. Quand il est enfin sûr qu'il n'y a aucun danger, il met un pied hors du trottoir. S'engage sur la route. Il est à peine rendu au milieu que déjà la main orangée indiquant aux piétons de s'arrêter est levée et clignote violemment. Il se sent prêt à paniquer. Il accélère, se met gauchement à courir. Il n'est pas très doué pour aller vite. Derrière lui, il entend un adolescent rire et se moquer. Surtout ne pas se retourner. Il ne veut pas d'ennuis. Il n'est pas de taille à les affronter. Surtout pas aujourd'hui, seul et concentré sur un unique objectif : atteindre son but sans encombres, pour que maman soit fière de lui. (...) Il compte les marronniers, sur le bord du trottoir. C'est un peu laborieux, mais ils lui servent de repère et il sait exactement combien il y en a jusqu'à l'endroit où il va. Il a demandé à maman de lui apprendre à compter simplement pour avoir combien d'arbres jalonnent sa route quotidienne. Car il n'aime pas lever le nez - ni les yeux - trop haut. Il a peur du regard des autres, de la méchanceté cruelle des enfants, des voitures qui passent trop vite et trop près, de... la liste n'en finit plus. Mais ce matin son courage ne lui a pas fait défaut. Il faut dire que c'est lui qui a demandé à maman de le laisser partir seul. (...) Devant ses pieds, un pigeon dodu et un peu bête lui barre la route, curieux. Il s'arrête. Regarde le volatile sans trop savoir quoi faire. Un obstacle de plus à surmonter seul. Il réfléchit. Avance finalement un pied. L'oiseau se dandine et s'écarte lourdement. Tout d'un coup, il crie en bougeant très fort les bras. Il sait qu'il ne faut pas le faire, personne ne comprend ses cris, et souvent ils sont le prélude à une crise de larmes, mais pas cette fois. Parce qu'il connaît la réaction de l'animal : l'envol. Et il trouve cet envol magique, il aimerait tant pouvoir gagner le ciel comme le font les oiseaux. Avec grâce, aussi léger que le vent. Le pigeon, lui, n'a aucune envie de monter si haut dans le bleu du ciel. Il se contente de s'élever grossièrement, juste assez pour aller se poser un peu plus loin, à l'écart de ce bipède bizarre, voire dangereux. (...) Ce regard qu'il tient souvent baissé, pour ne pas se laisser atteindre par le monde extérieur, le monde des autres. Il ne sait pas de quelle couleur sont les immeubles qu'il a longés, dans cette rue tranquille. Mais il sait qu'il est arrivé. Alors il s'arrête, tourne la tête et lève les yeux. C'est bien la porte qu'il cherche, qu'il a appris à reconnaître. Celle avec l'enseigne à l'ancienne suspendue au-dessus. Il a du mal à lire les mots inscrits dessus. Maman essaie de lui apprendre, mais tous ces symboles et ces assemblages étranges ne rentrent pas dans sa tête. Tout se mélange toujours. C'est compliqué. Alors il oublie. Pourtant il voudrait bien faire plaisir à maman. La prochaine fois, il saura. (...) Montréal, $page='premierefois'; $pasmoi=1; include ("compteur.php"); ?> |