Ce soir-là, Mathilde revenait de chez une amie, qui avait offert une soirée d’adieux à tous ses proches. Si on peut dire. En fait, l’amie en question venait de décrocher un poste en Asie avec un contrat de deux ans. D’aussi loin que remontait leur amitié, Mathilde l’avait toujours entendu parler de cette partie du monde, de ses mystères, ses paysages, son histoire. Tout au long de ses années d’études en médecine, sa passion – et son but secret – l’avait soutenue, portée. Aujourd’hui, elle avait enfin obtenu ce pour quoi elle avait travaillé si dur : aller vivre dans le pays de ses rêves. Sur le trottoir, au bas de l’immeuble de son amie, juste après l’avoir quittée, Mathilde était songeuse : elle était ravie, bien sûr, mais se demandait aussi si sa camarade n’allait pas être déçue d’une façon ou d’une autre par son voyage. Elle en avait tant rêvé que ses images étaient devenues plus vraies que nature ! Et la vie là-bas était probablement très différente de l’agitation parisienne…

Tout en se dirigeant vers la station de métro la plus proche, Mathilde aspirait l’air frais du dehors à grandes goulées. Elle avait trop mangé, ce soir, et la marche lui faisait du bien. Le repas avait été copieux, et typiquement français. « C’est la dernière fois avant longtemps que je mange de la ‘haute cuisine’ française », avait ironiquement déclaré son amie, sans aucune nuance de regret dans la voix. « Alors autant le faire à fond ! » Mathilde sourit en se remémorant la soirée. Les discussions s’étaient prolongées tard et, à présent, la nuit était déjà bien entamée. Mathilde consultait fréquemment sa montre et hâtait le pas, de peur de manquer le dernier métro. Elle ne pouvait se permettre de payer un taxi pour rentrer chez elle, et la traversée nocturne de Paris à pieds ne la tentait guère. Par ailleurs, elle n’aimait guère le quartier dans lequel elle se trouvait : trop de vie nocturne, et une réputation de coin malfamé.

Enfin, la bouche de métro. Mathilde descend quatre à quatre les escaliers, elle sait qu’il lui reste environ cinq minutes pour attraper la dernière rame. Plus personne à la guérite pour vendre des tickets, le préposé est déjà rentré chez lui. Heureusement, Mathilde avait prévu le coup. Elle sort un ticket de sa poche, le composte, passe le portillon, s’engage dans le long couloir désert qui mène au quai. Un couloir qui tourne et vire dans les profondeurs de la terre. Des murs autrefois jaunes et aujourd’hui gris, sales. Une odeur, aussi. Mais pas l’odeur habituelle du métro, ce mélange de chaleur, de sueur, d’urine et de crasse. Non, une odeur âcre et forte, inhabituelle, qui prend à la gorge. Ce n’est pas normal et Mathilde sent un mauvais pressentiment s’emparer d’elle. Ses yeux piquent.

Tout d’un coup, du dernier virage avant le quai surgit un homme. Des jeans troués, un T-shirt sale et informe, un bonnet noir ; les yeux un peu vagues, un drôle de sourire, peu amène, au coin des lèvres. Et un couteau rouillé dans une main, une bombe lacrymogène dans l’autre. Mathilde comprend instantanément l’origine de l’odeur qui flotte dans l’air. En une demi-seconde, plusieurs scénarios lui passent par la tête : tourner les talons et fuir, mais il est plus que probable que, même camé comme l’est visiblement ce type, il courra plus vite qu’elle ; et il sera sûrement pas mal fâché en la rattrapant… Ou alors crier, mais qui l’entendrait ? Elle n’a croisé personne sur son chemin et le son n’ira pas bien loin dans ce couloir tortueux. Attaquer ? Elle n’a aucune connaissance de quelque technique que ce soit, et doute fort que sa ‘force’ suffise à ébranler l’homme qui se tient devant elle, lui barrant le passage, les jambes légèrement écartées.
L’homme qui la regarde de ses yeux un peu vitreux et qui l’apostrophe sans douceur : « Ton fric, donne-moi ton fric, sale pute ! »
Ce faisant, il s’approche. Un pas, deux pas. Tout près. Trop près.

Mathilde sent son souffle sur elle. Elle se sent agressée dans son espace vital, son intimité même. C’est alors qu’elle perd toute réserve, sans savoir pourquoi ni comment. En une fraction de seconde, elle perd sa lucidité, et son instinct prend les commandes. Sa colère, aussi. Car elle sent une rage inquiétante monter en elle, comme jamais auparavant. De quel droit ce type lui parle-t-il de cette façon ? De quel droit l’empêcherait-il de passer et d’attraper son dernier métro ? Pour qui se prend-il, ce petit junkie de mes deux ? Pour qui se prennent-ils tous, ces crétins paumés ? De la vermine, voilà tout. À écraser.

Cette pensée la surprend elle-même. Elle ne savait pas capable d’autant de haine. Mais c’est une pensée abstraite, trop éloignée pour qu’elle puisse la saisir pleinement. Dans l’immédiat, tout lui semble flou, elle a l’impression de se voir de l’extérieur, à travers un brouillard dense, simple spectatrice de la scène qui se déroule en ce moment même, un peu comme si elle était quelqu’un d’autre. Et d’une certaine façon, elle est effectivement quelqu’un d’autre. Une fille dangereuse en raison de son manque de crainte. Une fille décidée à ne pas se laisser intimider, même au prix fort. Toute notion de danger oubliée, elle avance. Un seul pas, décidé, autoritaire. Et sa voix s’élève, plus ferme qu’elle ne l’aurait imaginé dans une telle situation : « Tu veux de l’argent ? Alors tiens, prends ! »

Elle sort agressivement son portefeuille de sa poche revolver, en extirpe ses factures en attente de paiement et les tend à l’homme, les secoue sous son nez. « Cadeau ! Toutes mes factures. Si tu veux les payer, vas-y, ne te gêne pas ! Pour le reste, dégage, j’ai rien pour toi ! » Elle s’arrête une seconde, reprend son souffle. L’homme, interloqué, la dévisage sans rien dire. Son bras droit est légèrement retombé, et le couteau paraît soudain beaucoup moins menaçant. Devant l’attitude totalement inattendue de sa « victime », il hésite, décontenancé. Cette fille est folle ! Pourquoi n’a-t-elle pas peur de lui ?

Comme il ne bouge pas, Mathilde continue à l’agresser verbalement. À le traiter d’idiot, d’abruti, et de bien pire encore. Lui, l’homme armé ! Il ne comprend plus rien. Son esprit embrouillé par la drogue qu’il a prise plus tôt n’arrive pas à réagir. Ses yeux sont toujours aussi vitreux, et il a beau tenter de fixer son attention, rien ne vient. C’est trop dur. D’habitude, cela ne se passe pas de cette façon-là. Ce soir, il tient bien le couteau et pourtant il se sent faible. Et devant une vulgaire ‘gonzesse’… En plus, il est conscient que s’il ne se ressaisit pas, il n’aura pas de dose supplémentaire ce soir.
Insensible à ces états d’âme, la fille poursuit. Avec véhémence, elle ouvre le contenant à billets de son portefeuille, le lui montre. « Tu vois ? Y a rien, là-dedans, crétin ! J’ai pas plus de fric que toi, et tu oses me menacer pour ça ? Va te faire voir, va crever et laisse-moi passer ! »

Complètement sonné par l’attitude hors normes de sa « cible », l’homme se recule. Sa bombe lacrymogène et son couteau ne lui sont d’aucune utilité, et il les a même oubliés. Mathilde voudrait le repousser violemment, mais elle s’en garde bien. Elle a beau ne plus être elle-même, un reste de discernement lui recommande de ne pas toucher cet homme. Il est lent, certes, assommé autant par la dope que par ses paroles rageuses, mais un geste, un contact pourrait suffire à lui faire redresser la tête, à retrouver un semblant d’orgueil, de combativité. Mathilde bout sur place, elle sent son visage échauffé, son sang qui coule plus vite dans ses veines ; elle a les poings serrés, les muscles tendus ; l’adrénaline lui fait pousser des ailes de hardiesse et de bravoure. D’inconscience.

Comme l’homme tarde à réagir, elle répète : « Allez, lâche-moi, dégage ! » Elle ne souhaite qu’une chose : accélérer sa délivrance. Et comme de fait, l’homme s’écarte et la laisse passer. Incapable de penser, de faire autre chose que de lui obéir. Sans une seconde d’hésitation, sans lui laisser le temps de se reprendre et de changer d’attitude, elle passe à côté de lui, tout en retenant un regard dangereux de mépris non voilé. Puis, elle lui tourne le dos et s’éloigne dans le couloir. Sans courir. Surtout sans courir, même si elle en meure d’envie. Elle ne veut pas le provoquer, que sa fuite brutale soit le déclencheur de sa révolte, le facteur d’annihilation de sa passivité amorphe. Mais il reste là, sans bouger, incapable de rassembler ses idées. Que s’est-il passé ? Au bout d’un temps qui lui paraît une éternité, il secoue la tête, se détourne et repart, à la recherche d’une autre victime, plus consentante celle-là. Il reprend sa traque nocturne, le pas lourd, déjà en manque. Mais son peu de confiance en lui s’est envolé. Et malgré toute la confusion de son esprit, induite par la drogue, il est suffisamment lucide pour savoir qu’il ne trouvera plus personne dans le métro à cette heure-là. Et il n’a pas un sou en poche. Il va lui falloir errer dans les rues. Car il n’a pas la volonté de faire demi-tour et de retenter sa chance avec cette furie.

De l’autre côté du virage, déjà loin, Mathilde arrive au quai, pour entendre le bruit de la rame qui arrive. Les vibrations des rails la précèdent. Moins de cinq minutes se sont donc écoulées depuis sa détestable rencontre dans le couloir ? Elle n’arrive pas à y croire, et soupire de soulagement. Que se serait-il passé si elle avait manqué ce métro et dû repartir dans l’autre sens pour sortir, au risque de croiser de nouveau la route de son « agresseur » ? Elle ose à peine l’imaginer. Ses épaules tremblent, ses mains aussi.
La rame entre en gare, s’arrête. Étrangement, l’odeur de gaz est aussi à l’intérieur. Mathilde ne sait pas si son imagination lui joue des tours ou si l’odeur est réelle. Elle ne se fie pas à ses sens. Elle est bien trop nerveuse, rétrospectivement. Aussi s’engouffre-t-elle dans le wagon, non sans avoir jeté un regard méfiant aux autres passagers. Une vieille femme, à moitié endormie. Un couple enlacé. Des jeunes, vulgaires mais pas dangereux.

Alors elle s’assied, et se laisse enfin aller. Maintenant qu’elle est en sécurité dans la rame quasiment vide qui file dans le noir, vers son chez elle, Mathilde sent sa lucidité lui revenir et, soudain, ses jambes se mettent elles aussi à trembler. Rien n’y fait, elle a beau être en sécurité à présent, elle ne peut se raisonner, ni se calmer. L’adrénaline a reflué, remplacé par la peur. La peur de son inconscience.
Et pourtant, quelque chose en elle lui souffle que sa réaction instinctive était juste : son attitude lui a probablement évité de gros ennuis. Mathilde soupire, ferme les yeux. Et décide, à cet instant, de ne jamais parler de cet incident à qui que ce soit. Mais de toujours s’en souvenir… et d’apprendre à se défendre.

Montréal,
Le 21 septembre 2006

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