Ce jour-là, il pleuvait. Une pluie fine et froide. Verglaçante. Le ciel était, comme il se doit en pareil cas, gris et lourd. J'étais trempée et je grelottais. Je n'avais qu'une hâte, celle de rentrer chez moi. Les bras serrés contre mon ventre, les mains dans les manches, la tête baissée, je courais presque sur les trottoirs, au risque de tomber. J'avais dû avoir un parapluie un jour. Quelque part. Depuis longtemps perdu. Il faut dire que je n'avais pas l'habitude de ce genre d'intempéries calamiteuses. Quelle galère. Au cas où j'aurais eu des doutes sur le signe sous lequel était décidément placée cette fichue journée. Et puis j'ai croisé son regard. Au coin d'une rue, dans l'encoignure d'une porte.
Je ne sais pas pourquoi je l'ai regardé, pourquoi mes yeux se sont posé sur lui, mais je me suis arrêtée net, tombant presque en avant, emportée par mon élan. Des iris verts, d'un vert de forêt de pins, profond, chatoyant, parsemés de paillettes dorées. Un regard hypnotique. Qui effaçait tout le reste. Je suis restée là, sans rien dire. Paralysée. Pendant un temps qui m'a semblé très long, mais qui n'a probablement duré que quelques secondes. Interminables. Je ne savais plus ce qui m'arrivait, je n'arrivais plus à réagir. Il m'a souri, doucement, un peu hésitant. Il devait se demander ce que je lui voulais. Je n'en savais rien moi-même, à vrai dire…
J'ai secoué la tête, avec l'impression étrange que tout était au ralenti. La pluie, les voitures qui un instant auparavant passaient en trombe, éclaboussant les rares piétons qui se dépêchaient sans faire attention à rien si ce n'est à leurs chaussures, jusqu'aux bruits qui perdaient de leur force. Comme étouffés, assourdis. Le temps lui-même était comme irréel. Un moment intemporel, sans consistance.
J'ai arraché mon regard du sien, avec difficulté. Un véritable aimant. Une force d'attraction comme je n'en avais encore jamais ressentie. L'eau dégoulinait sur mes cheveux, s'insinuait dans mon cou, me glaçait le dos. Je tremblais violemment. Mes pieds gelés commençaient à me faire mal. Pourtant je ne bougeais toujours pas. Je le regardais alors vraiment. Lui, l'homme à qui appartenait ce regard extraordinaire. Je n'ai rien dit, je l'ai juste dévisagé. Il n'avait rien de spécial, rien de transcendant. Excepté ses yeux. Ils m'envoûtaient. J'ai souri à mon tour.
Puis la magie de l'instant s'est effacée, comme ça, et la pluie a redoublé de violence, le bruit des voitures a de nouveau empli mes oreilles, envahi mon crâne. Un rugissement presque intolérable après ce moment de grâce. Je me suis détournée et j'ai repris mon chemin, la tête un peu ailleurs, les paillettes de ses yeux dansant encore derrière mes paupières. Qui était-il ? Je n'en ai aucune idée. Ca n'a aucune importance. Une sorte d'ange moderne peut-être. Qui par la seule grâce d'un regard m'avait tout d'un coup redonné le sourire, m'avait fait oublié le froid et la grisaille. Il avait suffi d'un éclat doré sur un velours vert pour que tout s'illumine, pour que je me sente, sans raisons, légère et heureuse. J'ai écarté les bras et je me suis mise à sauter entre les flaques d'eau de plus en plus larges qui submergeaient les trottoirs. Comme une gamine. J'avais oublié le froid, la fatigue et les petits tracas du quotidien. Je suis rentrée chez moi, différente.
Je ne l'ai jamais revu. Je n'ai jamais cherché à le revoir. Ni à le connaître. Je n'en ai jamais éprouvé le besoin ou l'envie. Au contraire. Mais l'image de ses yeux incroyables est restée gravée en moi. Les paillettes d'or qui scintillaient dans le vert d'une forêt enchantée… Je n'ai jamais oublié. Car ce jour-là, le jour de notre rencontre improbable, j'avais réalisé qu'un petit rien pouvait devenir la porte d'un univers entier, vaste et lumineux. J'avais retrouvé mes joies simples d'enfant rêveuse qui s'émerveille du monde qui l'entoure. Il m'est arrivé depuis, quelquefois, de sentir vaciller ma volonté, de sentir la grisaille s'emparer à nouveau de mon cœur. Alors je pensais à lui. Ou plutôt à ses yeux. A leur magie. Et l'étincelle jaillissait de nouveau en moi. Plus forte que jamais.
Le monde, mon monde, est fait de petites choses. Certaines sont fragiles, d'autres indestructibles, certaines belles, d'autres noires et tristes. Mais toutes sont essentielles à ce que je suis. Une adulte au cœur d'enfant. Ce jour-là je l'ai enfin compris.
Je ne veux plus jamais l'oublier.
Montréal,
Le 1er janvier 2003
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