Toute ressemblance avec un personnage de "Lit de mer" serait... fortuite??
Bonne question... ;-p
La jeune femme marchait le long de la plage battue par les vents, pieds nus, les épaules enveloppées d’un épais châle de laine ocre tout élimé. Autour d’elle, l’humidité se cristallisait dans l’air salin, le ciel menaçait d’éclater en vagues de rage noire et le vent poussait des milliers de minuscules grains de sable devant lui, en rafales tourbillonnantes. Pourtant, elle semblait insensible à la furie latente de ce qui l’entourait. Ses longs cheveux s’emmêlaient autour de son visage, mais elle ne faisait rien pour repousser les mèches rebelles qui lui fouettaient les joues. A chacun de ses pas, elle jouait un instant dans le sable clair avec ses orteils, sa marche suspendue en un moment d’oubli fugace, hors du temps. Petit à petit, elle se rapprochait dangereusement de l’océan, qui venait mordre avec violence la plage déserte.
Les embruns de cette triste journée d’automne la faisaient frissonner. Comme aimantée, elle se dirigeait vers la vieille jetée de bois branlante que les vagues écumantes prenaient d’assaut ; son regard était déjà perdu dans un autre monde. Elle aimait cet endroit : l’infini de l’océan impétueux et irascible, la solitude de cette vieille jetée oubliée qui paraissait toujours sur le point de s’effondrer, vaincue par la colère de Neptune. Pourtant elle était toujours là, résistant tant et plus aux années et aux assauts de l’Océan. Il n’y avait plus personne pour assister à ce combat inégal, et depuis longtemps. Aucun homme ne passait plus par cette plage. La mélancolie avait envahi cet endroit déserté, si loin de tout. Cette petite crique isolée, enchâssée entre deux hautes falaises menaçantes, était difficile d’accès, et surtout invisible pour ceux dont les pas suivait scrupuleusement le chemin qui longeait la lande, tout là-haut dans les ajoncs et les bruyères.
Cette jetée était un vestige de l’époque héroïque des pêcheurs, époque à présent révolue. Elle servait autrefois de point d’ancrage pour les petits bateaux de bois colorés, en un temps où la pêche était encore une question de survie pour ceux qui avaient choisi d’habiter dans ce coin rude et isolé. Des hommes et des femmes durs aux cœurs tendres, qui aimaient passionnément la force brute des éléments et l’affrontement continuel, charnel, que ceux-ci généraient quotidiennement. La modernité avait néanmoins fini par les rattraper, les jeunes avaient quitté le village et les vieux s’étaient éteint les uns après les autres, sans qu’aucune oreille accueillante et attentive ne se tende plus pour recueillir leurs témoignages et leurs récits du temps jadis.
La jeune femme avait découvert cet endroit par hasard, un jour qu’elle cherchait désespérément à s’échapper de sa vie, un jour qu’elle s’était perdue dans cette lande mélancolique et sombre toujours battue par les vents du large. Loin de la ville, loin du monde. Elle s’était approchée du bord de la falaise, tout près. Trop près pour laisser le moindre doute sur ses intentions. Mais juste avant de se laisser porter par les vents dans un dernier envol, elle avait aperçu du coin de son œil empli de larmes, la crique cachée, protégée par les falaises à-pics comme un trésor précieux et inviolé. Elle avait alors suspendu son élan, la beauté étrange et hypnotique du lieu l’ayant saisie aux plus profond de son être, remuant des sentiments inconnus tout au fond de son âme. Et elle était descendue, lentement, périlleusement, se frayant un chemin le long des roches aiguës qui bordaient le vide, suivant les marques qui subsistaient du passé.
Depuis, elle y était revenue. Encore et encore. La crique, qu’elle avait baptisé Sorrow Point, était devenue une amie intime, un endroit qu’elle aimait, un lieu privilégié où plus rien n’avait d’importance. Le monde, la folie de sa vie, rien ne l’atteignait plus ici avec autant de force qu’ailleurs. C’était l’échappatoire idéale. La magie de cet endroit jouait à chaque fois pour apaiser quelque peu son esprit tourmenté. La fureur des éléments par jour de tempête lui apportait un peu de la paix dont elle avait tant besoin.
C’était justement un jour comme elle les aimait : l’océan houleux grondait devant elle, dominé par un ciel gris-bleuté presque mauve, strié d’éclairs aveuglants. La pluie commençait à tomber, et soudain les rafales de vent se firent plus fortes, salées et cinglantes. Elle ferma les yeux et des images morbides l’assaillirent aussitôt, film au ralenti dont elle connaissait déjà la fin. Encore une fois, elle perdait le contrôle, et avec lui toute connexion avec la réalité. Elle rouvrit les yeux, secoua violemment la tête. Il fallait qu’elle cesse de s’apitoyer sur elle-même, elle n’avait pas le choix. Pourtant, elle avait tellement peur !
Peur de mourir, mais aussi et surtout de vivre, de survivre ; peur de continuer éternellement, avec ses cauchemars et ses souvenirs. Sa psychose gagnait du terrain, elle le savait et n’avait plus la force de lutter. Une maladie honteuse, une folie malsaine et tenace qui ne voulait pas l’abandonner. Déjà, sa mère avant elle avait fini dans une camisole blanche, enfermée loin de tout dans une pièce froide et vide, les yeux révulsés, sa folie furieuse et destructrice la consumant de l’intérieur. Elle ne voulait pas suivre ses traces, et elle luttait chaque jour, chaque nuit, pour tenter d’échapper à cette voix qui la suppliait de la rejoindre dans le néant.
Sa robe légère virevoltait autour d’elle. Elle serra plus fort ses mains autour du châle qui la protégeait quelque peu des embruns, rejeta la tête en arrière et prit une profonde inspiration. Une longue goulée d’air humide et salé emplit ses poumons. Elle sourit. Elle venait de comprendre la raison de sa présence ici, aujourd’hui. Elle avait pris sa décision.
***
La jeune femme était debout sur l’ancienne jetée, face à la mer qui déchaînait sa force phénoménale. Une main posée à plat sur les restes vermoulus de la balustrade, dernier rempart contre les hautes vagues qui s’écrasaient à ses pieds, elle regardait au loin, défiant la brutalité des ces forces naturelles et invincibles. Défiant sa propre folie au-delà de ce monde. Elle n’avait plus le choix, il ne lui restait aucune issue. Elle ne pouvait compter sur personne, ni médecin ni psychiatre ni ami, pour l’aider à surmonter ses terreurs. Elle ne pouvait plus supporter son propre regard, sa propre conscience de ce qu’elle était, de ce qu’elle endurait chaque jour. La dualité terrible de son âme d’enfant terrifiée l’épuisait, minait ses forces vives.
Elle s’assit sur la vieille jetée, passa avec tendresse sa main sur le bois moisi. Son amie la plus proche, qui se battait continuellement, tout comme elle, contre des forces bien supérieures, retardant par bravade sa fin inéluctable.
Le sable s’insinuait partout, porté par le vent colérique du large qui soufflait sa liberté à la face du monde. Elle descendit de la jetée en murmurant un adieu empreint d’amour. Très calme, elle commença à ôter un à un ses minces vêtements : le châle élimé qui avait appartenu à sa mère, la robe d’été qui n’était plus de saison, sa petite culotte de coton blanc. Elle les plia soigneusement, les posa en un tas ordonné sur le sable. Elle désirait se livrer à son destin de la même façon que celui-ci l’avait offerte à la vie : nue et pure.
La chair de poule couvrait maintenant sa peau de milliers de petits picotements. Lentement, elle s’avança vers l’océan déchaîné, pénétra dans l’eau glaciale. Elle ne sentait plus rien, ni le froid, ni les gifles de l’écume sur sa peau nue. Elle s’enfonçait toujours plus avant. L’eau montait autour d’elle, les vagues rivalisaient pour être celle qui l’emmènerait au sein de la grande mer. Un rayon de soleil perça alors le plafond de nuages noirs et bas, illuminant pour une fraction de seconde illusoire les mèches blondes de sa chevelure folle avant qu’elle ne disparaisse à jamais dans les remous bleutés de l’Océan.
Personne ne la vit et le vent furieux éparpilla ses habits au loin, dispersant toute preuve de présence humaine en ces lieux oubliés. Sorrow Point retourna à sa solitude.
Montréal,
Le 02 mars 2004
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