Ce n'est pas un récit de vie, c'est une extrapolation à partir d'un récit de vie. Nuance… Donc ce n'est pas moi !!
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Ce n'était pas pour un homme, pas pour un pays, encore moins pour un apprentissage quelconque. Non, si je suis partie ainsi, sur un coup de tête, pour ne plus revenir, ce n'était pas pour toutes les raisons que je me suis trouvées, que je me suis données. Ce n'était qu'une fuite, une fuite en avant désespérée. Je ne peux plus me leurrer. Je n'ai pas pu supporter de te perdre, comme ça, en un instant. Perdre des années de ma vie, perdre la motivation, l'envie. L'envie de te rendre fier de moi, de mes progrès, de mes batailles, de mes victoires. J'avais besoin de ton regard, de ton approbation muette, de ta fierté de professeur devant l'élève prodige. Une élève qui n'était douée que sous ta férule, incapable de comprendre d'autres aussi bien que toi. Une relation unique, simple, saine. 

Le professeur. L'élève. Le respect, l'admiration, l'amitié. Point barre. Rien de plus. Rien de moins. Une relation unique en son genre, comme je sais bien que je n'en retrouverai pas de si tôt. Tu m'avais insufflé ta passion, ton acharnement, ta compréhension. Le sport était devenu un art de vivre. Un équilibre. Un enseignement plus vaste qu'il ne le paraissait. Ce que j'avais accompli dans ce domaine, je te le dois entièrement. Sans ton soutien, tes leçons, tes engueulades aussi parfois, jamais je n'aurais été jusque là. Et j'ai adoré. 

Mais quand tu as disparu, j'ai perdu tout ça. J'ai eu envie, besoin, d'une cassure dans ma vie. Besoin d'un changement radical, besoin d'une coupure définitive avec mon passé, avec tout ce qui était relié à toi. J'ai fait une croix sur les performances sportives. La tristesse était seule dans mon cœur, sans compétition. 
Bien sûr, je savais d'avance que tu étais condamné. Je l'ai compris des mois avant le dénouement. Et déjà j'avais coupé les ponts. Incapable de supporter de te voir diminué, au bout du bout de la vie. Déjà j'avais commencé à m'éloigner de toi, de tout ce qui faisait ton monde. Je ne sais pas si tu l'as compris, si qui que ce soit l'a compris à ce moment-là. Sauf peut-être ta femme. Mon amie. 

Et quand j'ai su que tout était fini, j'ai craqué. Je croyais être préparée, forte. Moi qui te connaissais depuis plus d'une douzaine d'années, je ne me connaissais pas encore assez. J'ai craqué. Envoyé promener mon patron, mon boulot, ma vie. J'ai craqué. Pleuré sans pouvoir me retenir. Je suis partie de l'autre côté du monde, de l'autre côté de la Grande Bleue, dans les immensités de lacs et de forêts de la Belle Province. Pour oublier. Pour me retrouver. Faire le point. La fin d'une époque, la fin de mon adolescence peut-être. Un passage rude dans le monde des adultes et de la souffrance due à la perte d'un être cher.

J'ai fait le ménage. Un grand nettoyage. Et j'ai changé de vie. J'ai enfin laissé la moitié de moi qui hurlait son existence sans que je veuille l'entendre prendre les commandes. Dualité du nomade sédentaire. Peut-être était-il simplement temps. Temps pour moi de prendre la route, d'écouter le chant mélodieux et primitif des pistes. Un chant qui me taraudait.

Alors je suis rentrée chez moi, reposée. Apaisée. Pour mieux repartir. Pas trop loin dans un premier temps, histoire d'habituer les autres à la cassure. A ma fêlure. Celle dont je ne pourrais jamais me remettre complètement. Celle qui m'a marqué au fer rouge. Pour le reste de ma vie. Comme un jalon douloureux mais nécessaire. 
Puis j'ai traversé le monde, vers l'est cette fois, l'est et le sud, vers un continent grand comme une vie, à la poursuite de mes rêves fous de désert rouge et d'espaces illimités. Sans me retourner. Les regards en arrière n'auraient servis à rien. J'avais perdu beaucoup, et j'avais choisi d'abandonner le reste. Choix délibéré, inévitable, mais quelque peu inconscient, je le sais maintenant. Je n'ai réalisé que plus tard, trop tard, toutes les implications de ma fuite. Car je ne peux plus mettre un autre nom sur ces milliers de kilomètres que j'avais interposés entre moi et mon passé. Et il est désormais trop tard pour revenir en arrière, même si je le voulais. 
Je ne le veux pas. Plus.

Aujourd'hui j'ai réglé mes comptes avec tout ça. Dépassé le sentiment de vide, de perte. Enfin je crois. J'ai cessé de poursuivre des chimères, des rêves impossibles pour poser mes bagages. Pour un temps. Mais je pense à toi, souvent. Je ne peux pas t'oublier, tu as marqué mes années d'adolescence, d'insouciance. Je te dois beaucoup.
Tu me manques. 

Montréal,
Le 23 novembre 2003

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