Ce texte m'a été inspiré par mes propres vertiges,
Qui proviennent, eux, d'une cause tout à fait logique et médicale
(celle avancé par les médecins de mon histoire)… mais
également par l'histoire de FX Liagre intitulée " Enconte ".
Décidément… !
Vertige. Encore un ! Sensations inédites d'équilibre. De déséquilibre plutôt. Elle attrape la main courante avant de basculer, et souhaite de toute son âme que le malaise s'efface avant que l'escalier mécanique ne l'ai amenée à l'étage. Elle ferme les yeux, juste un court instant. C'est presque pire ainsi, car même dans le noir total elle a l'impression que le monde tourne autour d'elle. Elle les rouvre. Le décor lumineux du centre commercial, en flou artistique, virevolte sans pitié. Des bandes de lumière parasitent sa vision. Elle a l'impression d'être dans un mauvais film au ralenti. Puis le malaise se dissipe lentement, les enseignes des magasins se stabilisent, les gens reprennent forme et consistance. Le vertige cède la place à une vague sensation de nausée, désagréable et tenace. Son organisme a du mal à reprendre pied.
Machinalement elle sort du piège de l'escalier roulant et va s'appuyer au mur, à l'écart de la foule, quelques instants. Ca y est, c'est passé. Quelle galère. Ces malaises la poursuivent depuis quelques temps, sans qu'elle sache pourquoi. Elle a bien consulté un médecin, même deux, puis trois… sans obtenir une seule réponse qui la satisfasse. Ou qui la calme. Que lui arrive-t-il ? L'infection virale de l'oreille interne, au nom scientifique trop compliqué pour qu'elle aie pris la peine de le retenir ou même de l'écouter et que veulent à tout prix lui coller les praticiens étonnés, ne suffit pas à expliquer ces vertiges. Trop forts. Trop bizarres. Car à chaque fois elle sent comme un changement infime en elle. Quelque chose qui évolue, qui mute. Mais elle ne sait pas quoi. Elle n'a rien de concret pour étayer son idée quelque peu excentrique, elle en convient. Juste son intime conviction que ces vertiges sont différents et agissent en profondeur sur elle et sa psyché. Une de ses amies, sceptique, lui a demandé récemment si elle n'était pas enceinte par hasard. Avec un petit sourire au coin des lèvres. Elle a fait une moue dédaigneuse. Aucune chance. Ou plutôt aucun risque. D'abord elle s'y refuse obstinément. Et puis elle a bien eu ses règles récemment. Enfin, elle ne voit pas comment elle aurait pu tomber enceinte… à moins d'un miracle, mais ça elle n'y croit pas non plus. Ce n'est pas demain la veille qu'elle se transformera en Vierge Marie. Et pour cause. Sa virginité l'a quitté il y a bien longtemps. Sans regrets. Et ce qu'elle a fait avec les hommes depuis ce jour fatidique (pas pour elle, mais pour le miracle éventuel de la nativité divine) ne la range pas dans la catégorie des saintes, loin de là ! Elle serait même à mettre parmi les dévergondées légèrement perverses, pour être tout à fait honnête… Alors, puisqu'elle écarte l'explication logique médicale et les insinuations idiotes de son amie, que lui reste-t-il pour expliquer ses vertiges ?
Elle est tirée de ses pensées par la conscience subite du lieu où elle est. Les gens passent à côté d'elle, sans un regard. Seul un gamin que sa mère tire par la main lui jette des coups d'œil intrigués. Mais il disparaît bien vite, happé par la multitude qui se précipite de boutique en boutique, à la recherche de l'achat parfait. La musique pop diffusée dans tout le complexe noie en partie le bruit des conversations, des claquements de talons sur le sol sali par la sloche et des caisses enregistreuses. Elle se demande tout d'un coup ce qu'elle fait là. Elle a oublié. Effet du vertige ou de ses élucubrations ?
Elle décide alors de sortir. A l'air libre. Bien froid. Frette en tabarnache comme on dit icitte. Elle se retrouve dans la rue Ste-Catherine, cinglée par un vent à décorner les bœufs. Et à les congeler sur place au passage. La rue est quasiment déserte, les trottoirs ressemblent à des patinoires sur lesquelles une neige fine s'est déposée. Juste assez pour cacher les plaques de verglas et permettre aux piétons inconscients de faire des figures de style. Mettre à l'épreuve leur sens de l'équilibre et leur grâce dans l'adversité. L'hiver québécois est impitoyable. Elle remonte le col de son blouson, enfonce son bonnet un peu plus sur ses oreilles et s'avance précautionneusement sur la chaussée. Il doit faire, à vue de nez (bien rouge, le nez, et comme gelé à l'intérieur par l'air coupant), dans les -25 degrés. Probablement -35 en facteur vent. Et -100 en facteur écœurement. Pour la plupart des montréalais en tout cas. Mais pas pour elle. Elle aime l'hiver. Bon, il faut dire qu'elle n'a pas de voiture à dégeler tous les matins, ni de trottoirs à déneiger. Tout au plus le cadenas de son bicycle parfois. Et elle adore se balader dans la neige, pour ensuite rentrer bien au chaud se blottir sur son canapé. Le froid ne la dérange pas. Contrairement à la chaleur humide de l'été, qu'elle trouve insupportable. Heureusement juin est encore loin. Mais peut-être que l'hiver et son froid terrible sont responsables de ses vertiges ? Les médecins ne se trompent pas toujours après tout.
Elle traverse, se retrouve au coin de Ste-Catherine et Peel.. Elle rejoint le métro, la ligne verte qui la ramène chez elle. Ce n'est quand même pas le jour idéal pour se changer les idées en se promenant au hasard, dehors. Elle sera mieux au chaud. A réfléchir. Il est temps de tirer cela au clair. Une bonne fois pour toute.
Chez elle. A l'abri du froid, mais pourtant pas des vertiges. Elle sent de plus en plus clairement le changement qui s'opère en elle, à chaque malaise. Qui sont de plus en plus rapprochés. Elle vient tout juste d'en avoir un autre. Ca en fait déjà trois rien qu'aujourd'hui, et la journée est loin d'être finie. Pour l'instant elle essaye de se rassurer et son côté optimiste la pousse à considérer le bon côté de la chose : les idées d'histoires se bousculent dans son cerveau. Beaucoup plus vives qu'avant. Pourquoi ? Elle n'en sait rien, mais pour quelqu'un qui s'est mis récemment à l'écriture de contes, ce n'est pas si mal après tout ! C'est son futur éditeur et agent qui va se frotter les mains. Dès qu'elle l'aura trouvé.
D'ailleurs maintenant qu'elle y pense, ses vertiges ont commencé à peu près à l'époque où elle a commencé à écrire et conter. Étrange coïncidence. Serait-ce son imagination qui se développe et cherche à se faire un peu plus de place sous son crâne déjà bien encombré de toutes sortes de choses ? Au point où elle en est, cela ne lui paraît même pas loufoque. Alors tout d'un coup elle prend sa décision. Elle se lève et se cale confortablement devant son ordinateur. Cette bécane, c'est un peu comme les supermarchés Jean Coutu, on y trouve de tout, même un ami !
Et elle fait des recherches. Sur les vertiges d'abord. Elle tombe sur des pages et des pages remplies de lignes et de colonnes de termes médicaux qui ne lui servent à rien. Elle soupire, un peu découragée. Puis, poussée par une impulsion subite, elle se met à fouiller son propre passé, à s'interroger sur ses ancêtres, son ascendance. Et elle trouve des choses. Bizarres, inhabituelles. Elle creuse. Loin. Très loin. Pendant des heures. Des jours. Des nuits. Pour arriver à cette conclusion étonnante : depuis des générations semble-t-il, les femmes de sa famille sont contaminées par un virus implacable et inguérissable, mais heureusement très viable, le virus des contes. C'est le seul nom qu'elle peut lui donner. Un virus qui attaque le cerveau et le cœur, parfois jusqu'à la folie. Un virus qui amène des tonnes d'idées de l'inconscient dans le conscient et surtout qui pousse à les exprimer, les faire vivre. Sous forme d'histoires, de contes. Oraux ou écrits. Cet héritage, apparemment génétique puisque toute la branche féminine de sa famille en est atteinte, certes à divers degrés de gravité mais quand même, remonte à priori aux temps reculés où les sortilèges et le Diable avaient encore une force implacable. Selon une vieille légende française du Moyen-Age qu'elle réussit à déterrer des oubliettes au fond desquelles elle était tombée dans l'oubli le plus total, une de ses ancêtres avait vendu son âme au Malin, au Yable comme diraient ses actuels compatriotes. En échange du don de conteuse pour elle et toutes ses descendantes. Il n'y a aucun détail sur les raisons qui ont pu pousser cette femme à agir de la sorte. Pas un mot. Mais quelle importance ? Elle l'a, son explication.
Oh, elle sait bien que personne ne la croira. Si elle en parle, on va la traiter de folle et la faire interner. Sauf peut-être… après tout elle est ce qu'on appelle une menteuse professionnelle, non ? Une conteuse…
Elle est restée un moment devant les documents qu'elle avait rassemblés, un peu ébaubie tout de même. Ce n'est pas tous les jours qu'on apprend que sa famille est reliée au Yable. Elle n'était donc pas folle après tout - du moins pas encore - et son intuition ne l'avait pas trompée. Ce sont bien toutes ces idées qui lui viennent et qui cherchent à s'exprimer qui créent ses vertiges. Maintenant il ne lui reste plus qu'à apprendre à vivre avec ce don, cette heureuse fatalité. A le discipliner. Dans le fond il y a pire, comme malédiction ! Elle doit juste essayer de s'en montrer digne afin de ne pas décevoir sa lointaine parente.
A vous de me dire si elle y réussit !
Montréal
Le 05 février 2003
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